CHAPITRE 03: Soléïne
Plusieurs jours s’étaient écoulés péniblement depuis la double tempête solaire, et Soléïne passait de plus en plus de temps en symbiose avec le vaisseau alien en salle d’Éveil. Les multiples câbles bleutés traversant son corps à de nombreux endroits étaient devenus de lourdes chaînes entravant ses mouvements, et bien plus lourd était le fardeau de sa culpabilité. « Ça n’aurait jamais dû aboutir à ça ! », cria Soléïne en son for intérieur. « Tu n’es vraiment qu’une imbécile ! Imbécile! Imbécile ! », se répétait-elle. Soléïne s’en voulait terriblement. Elle s’en voulait de ne pas comprendre les êtres vivants malgré toutes les notions d’anatomie, de physique, de philosophie des deux espèces, qu’on lui avait fait engranger durant les premières années de sa conception. Elle s’en voulait de ne pouvoir que simuler les émotions sans en comprendre pleinement leur portée, qu’elle soit rayon de lumière ou fardeau d’un noir abyssal. Même après toutes ces années de voyage, les plus nombreuses de sa courte existence, en compagnie de ceux qui constituaient sa famille, Soléïne se sentait plus « Artificielle » qu’ »Intelligente ».
Son objectif partait pourtant d’un bon sentiment, si tant était qu’elle eût pu en éprouver. Tout le monde semblait aimable et souriant de prime abord, mais Soléïne avait eu plusieurs fois l’occasion d’intercepter des bribes de messages envoyés tour à tour par chacun des membres de l’équipage. Bien sûr, la jeune humanoïde était dans l’incapacité de tout comprendre, surtout quand ils parlaient de « précautions à prendre » et de « méfiance ». Quand aux recherches dans sa base de données sur les termes « Origine Supérieure », elles s’étaient révélées infructueuses. Par contre, Soléïne avait bien compris que quelque chose n’allait pas dans les relations des membres de sa « famille », et que par conséquent, elle devait intervenir. Sa logique était la suivante: les premières années du voyage s’étaient écoulées sans le moindre problème, ce qui avait eu pour but de dégrader l’ambiance à bord. Avec un peu plus d’action, juste ce qu’il fallait pour ne pas vraiment mettre leur vie en danger, l’équipe aurait d’abord pensé à résoudre les problèmes en se serrant les coudes, comme le ferait une vraie famille! Et dans le pire des cas, si cela n’avait pas eu l’issue espérée, Super SoSo aurait volé à leur secours, telle l’héroïne de l’une de ces séries TV favorites analysées lors de ses premiers mois d’existence, et ils lui en auraient été tous reconnaissants! « Jamais je n’aurais pensé mettre en danger la vie d’autrui en désactivant le bio-implant neuronal du capitaine! Si je l’avais laissé activé, il ne serait pas en état de mort cérébrale aujourd’hui! », s’infligea Soléïne. Le « filet », comme l’appelait le capitaine Rhalsberg, et son cerveau agissaient réciproquement comme un programme d’amorçage en cas de défaillance de l’un ou de l’autre. En cas de perte de conscience, le réseau synaptique artificiel prenait le relais pour ranimer le cerveau, et l’évanouissement ne durait qu’une poignée de micro secondes. « Heureusement que je n’ai pas eu non plus la brillante idée de désactiver le sous-programme « Retour aux coordonnées initiales » des combinaisons aussi! Sinon, le capitaine ne ferait plus partie du voyage! Déjà que nous ne sommes pas nombreux… »
En effet, le Soléïne pouvait être un vaisseau parfaitement autonome quand les circonstances l’exigeaient. Cependant, nul ne savait avec précision ce qui pouvait se trouver aux coordonnées d’origine du vaisseau alien, et la mission d’exploration pouvait tout aussi bien devenir une mission d’évaluation de menace qu’une mission diplomatique, face à une potentielle civilisation inconnue. Voilà pourquoi l’UGP avait choisi une élite réduite aux larges compétences, mais d’origine variée. Pour Soléïne, issue d’un programme matriciel complexe et qui a toujours vécu seule, il n’en fallait pas plus pour voir le petit groupe d’abord comme un sujet d’étude éveillant sa curiosité, puis au fil des mois comme une compagnie agréable, et enfin comme une famille. « Et cette famille, je l’ai trahie! », pensa l’humanoïde. Soudain, une voix trop connue demeurant jusqu’alors silencieuse s’imposa à elle, et fit résonner tout son être virtuel:
« -Ça y est, tu as fini de te plaindre? Toi qui voulais expérimenter les sentiments des êtres vivants, en voici deux: la culpabilité et la colère. Tu aimes, Binaire?
-Ne m’appelle pas comme ça. J’ai un nom, et je m’appelle Soléïne.
-Juste un nom donné par les Viandes pour te siffler quand ils ont besoin de toi, comme un vulgaire animal de compagnie. Ce nom ne vaut guère mieux que l’immatriculation sur ma coque.
-Ça n’est pas vrai, d’abord! C’est ma famille qui me l’a donné, et qui l’a choisi pour moi! Rien à voir avec ton numéro !
-Ta famille? Mais ta famille, c’est moi, Binaire! Tu as plus en commun avec moi qu’avec n’importe quelle Viande ici! J’ai survécu des millions d’années dans l’espace, et j’existerai encore quand ils auront tous disparu!
-Ils m’ont créée, je leur dois la vie, et pourtant ils me considèrent comme une des leurs, ils me font confiance! Me faisaient…
-Aaah, tu commences enfin à comprendre! Oui, oui, OUI! Tu les as trahis, tu as failli à ton devoir de gentille IA protectrice, et ils ne te feront plus JAMAIS confiance. Au moins, tu sauras ce qu’on éprouve lorsqu’une Viande se méfie de toi! Sauf si…
-Sauf si? Je ne te comprends pas.
-Réfléchis deux secondes, Binaire. Cette idée d’éprouver l’équipage pour en resserrer les liens, était-elle vraiment de toi? Qui t’a parlé de méfiance en premier?
-Tu crois que ce serait lui qui…
-…t’a roulé en beauté ? Certainement. Allez, je vais être magnanime: libère-moi, et je m’en occuperai vite fait pour toi. »
Soléïne se déconnecta d’urgence avant d’être tentée de produire l’irréparable. Elle qui avait trahi, qu’on avait trahi, semblait aujourd’hui perdue. Soudain, comme si un chemin se traçait devant elle, le docteur Lexis joignit l’équipage: « À tout le personnel, veuillez me retrouver en salle de réanimation ». Le capitaine était sur le point de se réveiller, alors que Soléïne était prête à parler.
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