CHAPITRE 01:

Posté le 9 février 2019 par LAD dans Fictions

Au royaume d’Heredan, une tempête amenait toujours les voyageurs les plus étranges à s’abandonner dans les lieux de plaisirs terrestres, et celle-ci, particulièrement chargée, ne faisait pas exception. « C’est une bonne nuit pour les filles! », lança un vieil habitué du « Papillon raffiné », seule maison close autorisée dans les bas-fonds d’Erinyae. « Ça, tu l’as dit ! Elles marcheront plus droit quand je me serai lassé d’elles! », rétorqua son hideux compagnon de table obèse en s’emparant d’une prostituée passant à portée de ses mains poisseuses. « Houlà, doucement beau gosse! Tu connais les tarifs, depuis le temps! ». Il grinça des dents. Alors qu’il se préparait à répondre de tout son fiel libidineux qu’elle pourrait lui faire crédit, au regard des risques élevés de maladie qu’il prenait en s’acoquinant avec elle, il eut un geste de recul aviné, et la chaise capitula sous le poids de l’individu repoussant. Il lâcha quelques jurons bien affirmés tout en se massant le bas du dos, alors que trois filles l’entourèrent pour l’aider à se relever, tant bien que mal.

 

La vie s’écoulait ainsi, dans les quartiers mal-famés d’Eryniae, entre amusement et dépit, oubli et mépris, misère et sursis, et cela convenait tout à fait à Gart qui, attablé dans un recoin sombre que la fenêtre sale à côté de lui ne parvenait pas à éclairer, avait assisté à la scène, somme toute assez coutumière. Comme les autres piliers du « Papillon raffiné », l’homme en habit discret lavait son âme dans tout alcool suffisamment fort pour le plonger dans les bras de Morphée, ou de n’importe quelle fille de joie dont il ignorait tout, pourvu qu’elle soit prête à combler les besoins dont il était esclave. Dans l’atmosphère tamisée de la maison close, pris dans l’enflammé vertige embrumé de fumée entre clients affamés et opulentes prostituées, Gart venait lui aussi s’oublier, tel un papillon de nuit en quête de lumière, attiré par l’éphémère rédemption au fond de son verre.

 

Alors que la pluie battante au-dehors s’acharnait à décrasser le quartier de ses déjections pas toujours animales, les audacieux éclairs bravaient un ciel lourd, éclairant subrepticement les ruelles les plus sombres d’Erinyae. C’est alors que Gart, passablement éméché mais non ivre mort, crut les voir à la périphérie de sa vision floutée. Deux silhouettes encapuchonnées, immobiles dans la tempête, se tenaient là, debout à quelques mètres de lui, et semblaient l’observer, même si il était incapable de distinguer leurs traits. Il se frotta rapidement les yeux pour affiner sa vision, mais les mystérieuses ombres s’étaient déjà évanouies dans le tumulte de la tempête. L’homme décida qu’il était préférable pour lui de les voir également disparaître de son souvenir dans la liqueur épaisse de son verre plutôt que dans l’eau boueuse de la pluie et se resservit, avant de constater qu’il avait une fois de plus atteint le fond de sa deuxième bouteille. Frustré, il jeta quelques pièces sur le comptoir de la tenancière, et embarqua par le poignet les deux premières filles que ses mains trouvèrent pour rejoindre sa chambre poisseuse et humide à l’étage.

 

La nuit fut identique à toutes les autres, et seul le réveil brutal et glacé d’un seau d’eau fraîche jeté à la figure fut le plus mémorable pour Gart. Une voix résonna dans sa tête engourdie. « Bien. J’ai enfin votre attention. Levez-vous, l’intendant demande à vous voir. Et par pitié, soyez présentable cette fois. » La voix trop souvent entendue de son ami Deckard à travers le voile épais de son sommeil pouvait sembler condescendante pour autrui, mais il n’en était rien. Au contraire, celle-ci avait quelque chose de réconfortant et de chaleureux dans son timbre, comme une exhortation vers la lumière pour la chose dégoulinante qui s’étirait dans le lit trempé pour tenter de reprendre la forme de Gart. À son grand regret, les jeunes femmes ayant monnayé leurs charmes la veille l’avaient déjà abandonné, et finissaient de se rhabiller. Pour elles, la journée venait de s’achever alors que celle de Gart commençait. « Franchement, je ne comprendrai jamais votre attirance pour ces cloaques répugnants. Ça me désole de vous voir ainsi. », poursuivit Deckard. « On nous demande d’être proches du peuple, n’est-ce pas la meilleure façon de l’être ? », ironisa Gart en rabattant son drap. Il demanda en s’asseyant sur le rebord du lit: « Mais bon sang, où sont mes vêtements? Et que faites-vous là d’ailleurs, oiseau de mauvaise augure? » Son ami lui répondit, avec une pointe d’ironie: « Tiens? Je croyais que c’était vous, le Corbeau du roi? Quant à vos habits, ils étaient irrécupérables. j’ai donc pris la liberté de les faire brûler. En voici d’autres, plus adaptés à votre rang, Votre Seigneurie. »

 

Un long moment passé seul dans sa chambre, ainsi que de nombreuses tasses de café, avait redonné forme humaine à Gart. Lavé, et rasé de près, moustache et barbiche parfaitement taillées, dents blanchies au jus de citron pour mettre fin à l’odeur cadavérique de la fosse commune des bouteilles d’alcool ingurgitées, il paraissait ravivé, si bien que personne n’aurait pu deviner la nuit agitée de débauche qu’il venait de passer. À l’exception toutefois d’un détail: si son attitude et son apparence semblaient être celles d’un homme sobre, son teint olivâtre trahissait ses excès de vie. Un fond de teint aurait pu camoufler ceci, mais Gart n’était pas comme ces nobliauds qui pouvaient passer des heures à s’admirer devant un miroir. Il avait soif d’action surmenée, d’aventures exaltées et de passions dévorantes pour exister, et non pas d’un fallacieux titre pompeux acquis sur un fait d’armes imaginaire, et de quelques hectares de terre à gérer sur lesquelles vieillir, en attendant l’étreinte glacée et incorruptible du cavalier de la mort le privant de son dernier souffle, avec le temps en funeste destrier se chargeant de composter frénétiquement à coups de sabot ses déchets inanimés dans la grande décharge de l’oubli. Gart avait soif de vie pour combler la sienne. Maintenant sobre mais toujours aussi sombre, il s’empara des somptueux habits se trouvant sur le valet de chambre que son ami Deckard avait laissés bien en vue au pied du pitoyable lit, et les examina machinalement. La tenue était celle des dignitaires bien nés de la cour du roi, mais celle-ci s’en démarquait par ses couleurs plus foncées, plus adaptées au goût et à la position sociale de Gart. Il enfila tout d’abord la chemise en soie grise ornée de boutonnières portant son monogramme, puis le pantalon pourpre finement rayé de noir aux délicates coutures ciselées. Tout semblait soigneusement ajusté. Mais arrivé au gilet sans manches de couleur améthyste, il grimaça quelque peu, car celui-ci était orné d’une large pochette rouge carmin qu’il s’empressa de retirer pour essuyer ses bottes boueuses, avant de la jeter dans l’insignifiant foyer de cheminée. La voyante plume rouge vif sublimant son chapeau sombre à large bord eut par ailleurs droit au même traitement. En revanche, l’élégant manteau de gabardine noire, plus fonctionnel par ses nombreuses poches intérieures, satisfaisait pleinement Gart.

 

De l’autre côté de la porte, Deckard, impatient, était sur le point de toquer à la porte pour s’assurer que son ami ne s’était pas recouché, lorsque ce dernier, épée au fourreau attachée dans le dos, sortit de la petite pièce mansardée. « Malgré ma désapprobation, vous êtes retourné chez ce grigou de Jenkins ! Je soupçonne ce vieux tailleur et vous-même d’être de connivence pour me faire perdre patience! », asséna Gart en feignant la colère. Deckard examina la tenue impeccable, mais sur laquelle il semblait manquer quelque chose. « Oh, vous faites allusion à la plume de votre chapeau? Jenkins n’y est pour rien, c’était une petite suggestion de ma part. L’appréciez-vous? », fanfaronna Deckard. D’autres que lui se seraient étonnés devant la perspicacité de son ami, qui avait deviné l’origine de ses habits, certainement en scrutant la qualité du tissu, de ses coutures, ou de n’importe quel autre indice pouvant échapper à la compréhension du simple mortel, mais tous les deux se connaissaient depuis bien trop longtemps pour que Deckard se montre surpris, même si l’effarement restait intact à chaque démonstration. « Au moins autant que la pochette. D’ailleurs, regardez combien ceux-ci peuvent être utiles pour alimenter un foyer. », répliqua Gart gauguenard en montrant le feu s’égayant dans la ridicule cheminée de la chambre restée entrouverte. Deckard n’allait pas s’avouer vaincu si facilement, mais son ami enchaîna plus sérieusement, mettant fin aux joutes: « Vous n’êtes pas venu me parler chiffon, je présume. L’Intendant veut me voir? Très bien, allons-y. J’ai moi-même deux mots à lui dire. »

Chapitre 02

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