CHAPITRE 02:
La journée avait commencé fort tôt pour Kent. Issu d’un milieu modeste et fils de forgeron, il s’est toujours efforcé autant que possible de vivre simplement au rythme du soleil, préférant la douce chaleur des premières lueurs rougeoyantes à l’éclat fade de l’astre lunaire mettant aux abois les viles ombres de l’infamie et de la perversion s’étendant sur sa cité. « Bonjour Kent! Que la grâce d’Illyana vous guide! » Comme tous les dimanches depuis cinq mois maintenant, les sœurs jumelles Céréïl et Cyriza venaient éclairer de leur divin sourire la matinée de Kent, en train de couper du bois. « Dans mes pas à jamais, elle réside ! » lança-t-il prestement aux sœurs qui s’éloignaient déjà en charrette. « Nous vous attendrons à la… » Les paroles des jumelles moururent avec la distance grandissante, mais Kent savait exactement à quoi les jeunes femmes faisaient référence. À bout de souffle, il s’interrompit pour planter le manche de sa hache dans le sol humide. « Déjà sept heures?! Par Illyana ! Je ne peux pas me permettre d’arriver en retard ! » Kent se lava à l’eau glacée du puits de son humble demeure isolée de la ville, et s’habilla en hâte avant de prendre un moment pour embrasser Medelynn, sa fille d’une dizaine d’années qui dormait paisiblement, emmitouflée dans son épaisse couverture. Elle souriait dans son sommeil, probablement lancée dans une cavalcade onirique à dos de créature majestueuse à travers les bois luxuriants de son imagination. Kent n’eut pas le cœur de la tirer de ses rêves. Il allait quitter la petite chambre confortable sans en troubler le religieux silence, lorsqu’une voix fluette vint caresser de son timbre la pièce plongée dans la pénombre. « Bonjour papa, tu t’en vas déjà? », dit la jeune fille à moitié éveillée. « Oui, mais ne t’inquiète pas, je reviendrai vite. », chuchota Kent en se retournant. « J’aimerais tant t’accompagner ! » Ses bâillements déformaient ses propos, mais Kent comprit le sens de sa phrase. « Bientôt, ma fille. Quand tu auras 12 ans, la grande déesse marchera aussi dans tes pas. Mais en attendant, tu sais ce que tu dois faire: tu vas te lever, déjeuner, te débarbouiller et arroser les récoltes avant que le soleil ne soit trop chaud. Je reviens vite. » Ils se souriaient mutuellement malgré le dur labeur qui les attendait, simplement heureux et satisfaits de l’instant présent, ce moment privilégié de complicité entre un père et sa fille, comme trop rarement la déesse Illyana pouvait en offrir à ses disciples. Ils étaient tous deux comblés, et nul n’aurait su dire avec précision si c’était grâce à la douce lumière dorée carressant le visage radieux de Medelynn, ou à l’odeur enivrante du foin combinée à celle, nettement moins agréable, du pain en train de brûler. « Oooh, bon sang! J’ai oublié ton déjeuner ! » Kent se précipita dans la modeste pièce à vivre pour constater l’étendue des dégâts : les délicieuses petites brioches abandonnées dans le foyer étaient cramoisies, et une obscure fumée épaisse fuyait le méfait par la courte cheminée, pour se fondre insidieusement dans le voile brumeux de la ville. « Désolé, ma chérie, je… » L’air désabusé du père montrant ses minuscules roches volcaniques en disait plus que ce que ses mots pouvaient exprimer, ce qui fit rire Medelynn aux éclats. « Ah ah, si tu voyais ta tête ! Mais ne t’inquiète pas, il doit rester du pain rassis dans un placard. Ça ira. » Kent prit sa fille dans ses bras. « J’ai vraiment la meilleure fille du monde ! Bon, je dois filer maintenant. Je reviens dès que possible. Oh, et n’oublie pas de prendre ton médicament! » Kent posa sa fille à terre, regarda une dernière fois en sa direction pour s’assurer que tout irait bien, puis sortit du modeste chalet pour regagner la grange dans laquelle Victor, son cheval de trait, séjournait. Le puissant Ardennais à la robe grise attendait paisiblement l’arrivée de son propriétaire en mâchant quelques restes de carottes et un peu de foin, en compagnie des autres animaux de basse-cour: un couple bovin avait donné naissance à un charmant petit veau, et tous trois se tenaient à l’écart des autres; quelques poules picoraient vigoureusement le sol dans leur enclos alors qu’un petit groupe de cochons s’ébrouait dans le leur. La ferme de Kent était bien modeste, mais suffisamment variée pour pourvoir aux besoins de sa petite famille. L’homme d’âge mûr glissa une main noueuse sur la robe de son vieil ami à sabots, avant de l’atteler. « Ça va aller mon beau? Pas trop serré ? » Comme pour lui répondre, il hennit en hochant de la tête.
Comme à leur habitude depuis leur arrivée, les voilà tous deux arpentant le cahot du petit chemin les menant à la grande cité fortifiée. A mi-chemin, on pouvait déjà apercevoir avec force détails les remparts démesurés cernant la citadelle. « Il y a trop de murs imposants dans cette ville, tu ne trouves pas, Victor? Elle serait plus charmante sans toutes ces limites », dit l’individu de forte carrure à son compagnon de route, tractant la minuscule charrette. Chahuté par le petit sentier caillouteux autant que par ses pensées, Kent se détendit un peu et se laissa porter par les deux. En vérité, il était préoccupé. La garde n’assurait plus la sécurité des plus démunis. La haute ville se préservait dorénavant du commun des mortels, et seule une poignée d’élus s’y terrait, accentuant la colère du peuple abandonné à son sort. De cahot en chaos, les réflexions de l’homme s’engouffraient dans la pesante brume pour s’y noyer. L’humble moyen de transport s’immobilisa sur une placette, devant une sorte de grande grange, devant laquelle des individus attendaient. « Par la grande déesse! Veuillez me pardonner mes amis, je suis en retard. Ne prenez pas froid, entrez s’il vous plaît! Je vais me préparer, et je suis à vous. » Quelques minutes plus tard, Kent, ou plutôt le vicaire Kentsinghton, débutait son sermon sur l’autel arborant l’emblème d’Ilyana.
« Mes chers frères et sœurs, gardiens des préceptes de notre grande déesse, nous sommes réunis ici car nous partageons tous la même inquiétude quant aux récents événements ayant apporté la haine et la colère dans nos rues. Cependant, au bord de l’émeute, le peuple a besoin de rester calme devant les actes de violence perpétrés. L’heure est à l’entraide et au rassemblement pour espérer sortir de cette crise, et non à la prise de pouvoir et à la division. N’avons-nous pas connu de situation aussi critique par le passé, lors des guerres puniques? N’avons-nous pas su reconnaître nos torts lorsque les circonstances l’exigeaient, en accord avec nos préceptes? N’avons-nous pas su pardonner à nos ennemis pour le bien de tous? Je vous demande de vous recueillir pour nos chers disparus, et de méditer sur nos erreurs en votre âme et conscience. Sacrem keleth. »
L’humble Ecclésiaste plaça ses mains horizontalement au niveau de la poitrine, paumes tournées l’une vers l’autre pour signifier l’union du ciel et de la terre par le cœur. Puis il inclina sombrement la tête en caressant du bout de ses doigts trapus le chapelet entourant son poignet, et rehaussé d’une épineuse rose s’enroulant autour d’une épée au pommeau en forme de croissant de lune, symbole d’Illyana. Le vicaire silencieux enfonça l’une des épines dans son index jusqu’au sang, et prit alors sur ses larges épaules la mesure du poids trop important des erreurs et des injustices commises dans le monde. Tous l’imitèrent alors en citant ses derniers mots: « Sacrem keleth ».
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