CHAPITRE 03

Posté le 9 février 2019 par LAD dans Fictions

« J’espère que cette fois, vous saurez vous tenir face à l’Intendant. Je ne voudrais pas faire intervenir la garde devant votre manque de savoir-vivre », claironna Deckard à son ami. « J’avais juste un peu bu. Et puis, c’était de sa faute aussi, à m’imposer ses inepties rétrogrades toute la soirée: « Nous sommes des Sangs Purs, nous sommes le vrai peuple, nous tolérons la fange de l’humanité, blablabla… » Il fallait bien que je réagisse ! » rétorqua Gart. « Oh, vraiment ? Il fallait que vous réagissiez ? Et ivre mort comme vous étiez, vous n’aviez bien sûr pas de meilleur argument que de lui vomir dessus ? » La discussion dura un moment à travers les sombres ruelles de la basse cité, jusqu’à ce que le groupe s’immobilisa dans une impasse obscure au pied du rempart de la Soumission, séparant les puissants des oppressés. « Alors, qu’en pensez-vous, Gart? », chuchota le meneur âgé en esquissant un léger sourire. « Je vois… Après tout ce temps passé ensemble, vous me faites encore passer un de vos tests, mon ami? Très bien ». Tous les sens du Corbeau s’activèrent instantanément. Ses yeux se mirent à osciller en divers endroits de l’impasse. « Là, sur ce côté du mur, aucune trace de moisissures ». Son odorat développé fut lui aussi mis à contribution, qu’un passage rapide de la main corrobora. « Ici, un courant d’air ». Finalement, il retira une pierre descellée du mur pour révéler une serrure. « Pas mal. Et la clé ? » Gart examina méticuleusement la serrure. Celle-ci avait une forme bien particulière. Sphérique à son entrée, puis cruciforme, et effilée au plus profond. « Un bien bel ouvrage, ma foi. Mais un verrou unique nécessite forcément une clé facilement identifiable. En outre, mon ami, je connais votre penchant à cacher les choses les plus importantes à la vue de tous. Pourrais-je avoir votre broche de capitaine, s’il vous plaît ? » L’individu retira l’objet boutonné sur sa gabardine bordeaux, non sans un certain plaisir. « Tenez. Vous chauffez, mais il reste encore une petite énigme. Saurez-vous vous en servir ? » Gart, confiant, examina la broche. Il s’agissait d’un papillon, armoirie des Ciel-Ventegris, la famille de Deckard. Celui-ci surmontait l’éclair de la garde d’Eryniae. Le tout était entouré de sortes de parenthèses symbolisant les remparts de la ville vus de dessus. Gart renvoya un large sourire à son ami, puis replia les curieuses parenthèses vers l’arrière pour former un anneau d’or venant se positionner au-dessus du papillon. Enfin, il pivota la partie inférieure du lépidoptère sur son axe à quatre-vingt-dix degrés, donnant à ses ailes une forme de croix. « Ingénieux, n’est-ce pas? En le manipulant cet insigne me rappelle toujours de faire passer l’intérêt de la ville avant toute autre chose, au risque d’en être exclu, et de bafouer l’honneur de ma famille. Continuons. »

 

Le verrou s’inclina sans grincement sous la rotation de l’étrange clé, et le mur coulissa pour révéler un long tunnel sombre, d’où semblait émaner la délicieuse odeur que Gart avait cru distinguer plus tôt. Et plus la modeste assemblée progressait à travers l’épaisseur du rempart, et plus cette odeur se faisait persistente, agréable, gourmande, réveillant l’appétit exacerbé de l’enquêteur royal, comme un soldat resté au garde-à-vous ayant été trop longtemps dupé par les litres de café amer ingurgités plus tôt dans la matinée. Aussi, ne fut-il pas surpris de déboucher dans une charmante petite ruelle bien éclairée, face à une merveilleuse boulangerie bien achalandée. En effet, celle-ci regorgeait d’appétissantes viennoiseries parfaitement dorées, de pains craquants, de gâteaux exhalant une expression exquise d’excellence. À côté, se trouvait une épicerie, avec d’énormes légumes charnus à profusion, ne laissant que l’embarras du choix aux clients. Celle-ci disputait un envoûtant combat de succulentes senteurs face à une charcuterie, alors que la poissonnerie (un véritable luxe, tant la ville était éloignée de la moindre étendue d’eau), n’était pas en reste. Plus loin à gauche, un prometteur salon de thé. Juste en face, un embaumant fleuriste. Et toute cette orgie d’enivrantes odeurs captiva Gart, sur le point de capituler devant une fort alléchante brioche, avant d’être brutalement ramené à la réalité par la main de son vieil ami sur son épaule. Il fit une moue de dépit en se jurant de repasser dans cette ruelle au retour. Les douces effluves dissipées, ne laissant à Gart que la frustration de ne pas avoir pu goûter à toutes ces merveilles culinaires, il put se repérer à travers les immenses avenues immaculées de la cité blanche. Il était déjà venu ici autrefois, au milieu des couples princiers, des jeunes loups aristocrates aux dents longues, des romantiques maniérés à la libido assoiffée. Tous paradaient, habitués à ne voir les choses que d’en haut, figés par leurs codes, leurs traditions, leur étiquette, leur égo démesuré profondément engoncé dans leurs voyantes tenues toujours trop serrées. L’escorte pressa le pas sous la cadence grandissante du Corbeau. Non pas que Gart fut pressé de retrouver l’Intendant hautain, mais toutes cette fanfaronnade oisive omniprésente l’agaçait, et la présence éthérique de ses souvenirs les plus heureux l’assaillaient comme un bon vin trop longtemps conservé qui aurait tourné au vinaigre.

 

Le château d’Eryniae se dressait fièrement à quelques centaines de mètres d’eux. Imperturbable devant l’érosion des siècles et immuable face aux ravages du temps, il n’était pas que le symbole sécurisant de la puissance des nantis. Il avait résisté aux guerres, aux incendies, aux révolutions, et avec le triple rempart de la cité pour en protéger les hauteurs, il s’agissait également d’une imprenable forteresse témoignant du moindre conflit traversé en lieu et place de ses éphémères occupants ignorants. « Veuillez nous attendre ici », ordonna le capitaine à la voix chaleureuse non dénuée de respect. Les deux subalternes s’immobilisèrent dans un salut d’une précision toute martiale, de part et d’autre de l’imposant portail maculé de lys d’or, tandis que les amis s’avancèrent à travers l’immensité de l’allée principale au milieu de multiples jets d’eau s’inclinant à leur passage, jusqu’au hall d’entrée du précieux monument, où un impeccable majordome chauve à l’air rigoureux attendait, impassible. « Messieurs, je vous prierais de bien vouloir me suivre. Le Seigneur Intendant va vous recevoir dans un moment. »

 

Après une attente qui parut durer une éternité dans un minuscule vestibule, et faisant partie du protocole « à la grande joie du châtelain », supposa Gart, le singulier chauve reparut. « Par ici, je vous prie. » Le serviteur les mena tous deux d’une démarche raide et appuyée devant une porte sculptée de lys et incrustées de rubis. « Je ne suis pas autorisé à entrer. Je vais vous attendre ici. Soyez sage », ironisa Deckard en toisant son acolyte. Un rapide coup d’œil renvoyé par Gart fut suffisant au domestique pour ouvrir les larges portes massives révélant un spacieux et confortable bureau lumineux. Derrière l’autel en bois d’ébène, se tenait le dictateur de la bienséance, le roi de l’hypocrisie, l’empereur de la noblesse n’ayant de noble que le nom: le Seigneur Intendant Felkéir de Montfair-Blesschild. Alors que les deux hommes s’affrontaient déjà du regard, l’annonce protocolaire fut scandée : « Le grand Corbeau du Roi, Marquis Gartiniac de… » Le concerné interrompit d’un geste de sa main gantée de noir la procédure. « Nous nous connaissons déjà fort bien, alors épargnons-nous la fastidieuse énonciation de nos titres respectifs, voulez-vous? Il est superflu d’être aussi formel ». Felkéir approuva. Agacé, il n’en fit toutefois rien paraître, et préféra s’accommoder des manières rustres de son invité. « Si je vous ai fait quémander, mon très cher ami, ce n’est pas de gaieté de cœur. Il arrive que, tout comme vous d’ailleurs, certains Sangs Purs développent un goût pour les choses plus… disons, plus exotiques. Il est d’ailleurs de plus en plus répandu parmi ces jeunes nobles d’aller assouvir leurs fantasmes parmi ceux d’en bas, sans que je ne comprenne vraiment pourquoi, d’ailleurs. Cette déplorable populace est si… Enfin, passons. » Gart prit le verre de liqueur tendu par l’un des serviteurs sur un plateau chromé, et lança : « Venez-en au fait ». La réponse jaillit d’un accent aristocratique distingué, en une profonde expiration : « Le jeune comte Derenn Blackwell a été tué dans la brume, et sa dépouille outrageusement mutilée ». Son interlocuteur apprécia le silence pesant, autant que la robe capiteuse de la liqueur tournoyant dans son verre. « Je vois. Qu’avez-vous appris ? » L’embarras et le désarroi se lit de plus en plus distinctement sur le visage rubicon du haut dignitaire. « Intéressant. La sueur perlant sur votre front dégarni m’indique que vous n’avez rien de probant à me faire part, si ce n’est votre pitoyable capacité à vous terrer derrière les grilles de la cité blanche lorsqu’un problème surgit. Sachez que votre médiocrité à gouverner et votre inaptitude à gérer les tensions sont déjà remontées jusqu’au roi. Auriez-vous pris ma venue pour une heureuse providence qu’un quelconque dieu bienveillant vous aurait octroyé pour sauver votre sacro-sainte position sociale? » Felkéir blêmit. « Comment?! Vous me faites un procès, alors que je n’ai cessé d’oeuvrer pour la grandeur de l’élite de notre société ? Et puis, comment pourrais-je garantir leur sécurité si ils s’aventurent d’eux-mêmes parmi ces gueux repoussants? Je m’insurge! C’est un scandale! » Gart bondit de son luxueux fauteuil, prêt à fondre sur la proie qui se dandinait face à lui sous l’effet de la colère, tel un ver de terre. « Un scandale? C’est moi qui suis scandalisé, oui! En trois jours depuis mon arrivée, j’en ai déjà appris plus sur le sujet dans le monde réel que vous du haut de votre tour d’Ivoire ! Des meurtres d’une brutalité extrême sont commis la nuit. Oui, il y en a eu plus d’un! Les gens d’en bas ont même trouvé un nom au tueur: le Bourreau des Brumes! Certains ont même envisagé la possibilité que ce soit vous qui l’avez envoyé, ce que votre inaction n’a fait que soutenir. Tant que cela ne touchait que les Embrumés, vous vous en moquiez. Mais avec la mort d’un dignitaire, là, c’est différent, vous commencez à craindre les répercussions que cela pourrait avoir sur votre prestige! Il n’y a rien d’étonnant à voir le peuple gronder si vous le laissez pour compte ! » L’Intendant offusqué rétorqua: « Ce ne sont que des gens sans importance ! Ils sont insignifiants, tous remplaçables, et ne méritent même pas de vivre dans notre ombre! » Gart s’exclama : « Ce sont des êtres humains qui n’ont pas eu la même chance que nous! » Il reprit, plus calmement: « Quoiqu’il en soit, Sa majesté ne tolère pas les violences perpétrées sur ses terres, qu’elles visent les gens de la Cour ou le petit peuple, car ceux que vous avez négligés incarnent le terreau de notre société sur lequel vous avez prospéré. Par décret royal, vous serez relevé de vos fonctions dès que votre remplaçant sera là. Par ailleurs, vous serez jugé à la capitale pour manquement dû à votre rang. Estimez-vous heureux, « mon très cher ami », de conserver votre titre de noblesse, puisqu’il a tant d’importance à vos yeux, à défaut d’avoir la clémence du roi et la sympathie de chacun ». Le sombre Corbeau goba le verre d’un trait, conscient de ce qui lui restait à accomplir, et quitta le bureau, rassasié.

Chapitre 04 

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« J’espère que cette fois, vous saurez vous tenir face à ...

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