CHAPITRE 05:
Le soleil orangé dardait des derniers rayons de la journée le paisible cimetière de l’enceinte fortifiée, lorsque les deux compagnons s’apprêtaient à profaner la quiétude des morts. Jadis, ce lieu de recueillement était accessible à tous les habitants pauvres ou riches de la ville, mais l’une des premières mesures de l’Intendant à son arrivée fut d’ériger un rempart avec les Brumes afin de « purger cette engeance pullulant parmi nos disparus », selon ses termes. Celle-ci fut plutôt bien accueillie au sein des plus fortunés, car il était commun de voir ceux-ci être inhumés avec leurs bijoux, ce qui attirait bon nombre de convoitises auprès des démunis. Mais si les vivants indésirables peuvent être filtrés et les morts gênants déplacés en fosse commune, il n’en est pas de même pour la mémoire des lieux qui se souviendraient toujours des temps meilleurs. Ainsi, il n’était pas rare d’apercevoir un magnifique coucher de soleil entre les interstices des pierres noires murant les tombes des défunts, tout en ayant à ses pieds le brouillard visqueux de la basse cité s’immisçant à travers les sinistres stèles bercées d’un chuintement venteux. Tout ceci imprégnait le site d’une aura intemporelle de mystère, et ne tarda pas à prendre racine dans la fertile imagination collective du peuple sous la forme de superstitions farfelues alimentant un folklore insatiable, auquel Gart ne prêtait aucune attention. Il errait entre les sépultures, parfaitement à l’aise en bon Corbeau qu’il était, à la recherche de la demeure funéraire des Blackwell, tandis que son ami, plus sensible aux ragots du peuple, le suivait de près. « Vous savez ce que les gens racontent sur cet endroit? Des histoires terrifiantes! Il paraît qu’il ne faut jamais tourner le dos à une tombe à l’aube, sinon le fantôme du premier mort enterré ici, un vieux capitaine trop curieux, vous y entraînera! D’autres parlent d’une fée des bois emmurée par erreur ici, qu’on entendrait pleurer à la nuit tombée. Si on glisse le portrait de quelqu’un dans le mur, la personne sera poursuivie par le malheur! Terrible, n’est-ce pas? Et il y a celle aussi de la jeune femme à l’onyx, déambulant dans l’obscurité un livre à la main…. Bon sang, c’était quoi, déjà? ». Le monologue de Deckard dura jusqu’à ce que Gart finisse par apercevoir ses propres spectres drapés de noir. Ils se tenaient debout de part et d’autres d’un monument dominant les autres. « Ah oui! Ça me revient! Il ne faut jamais croiser son regard sous peine de perdre un proche de mort violente dans les six mois! Et que dire de l’histoire de la sorcière aux yeux translucides qui, armée de ses tubes de potion, peut vous changer en statue de gnome à l’air ahuri? Brrr…. Je n’aimerais pas finir transformé en nabot niais! Mais ne croyez pas que je sois couard, mon ami! Quand il y a bataille à livrer, vous me connaissez, je fais toujours face. Cependant, je ne suis qu’un homme! Que pourrais-je faire en pareil cas? » Tout en parlant, l’attention de l’ancien garde se porta un court instant sur l’ombre d’un vieil arbre desséché tout tordu se balançant au gré du vent. Paniqué et délaissant ses sens trahis en proie à son imaginaire galopant, il vit les rondes effectuées durant ses jeunes années défiler devant ses yeux. Lorsqu’enfin il put se raisonner, l’ombre du Corbeau avait déjà pris son envol dans le bruissement nocturne.
Plus Gart se rapprochait de la silhouette imposante de son but, plus les détails lui apparaissaient distinctement. Il s’agissait bien du caveau des Blackwell, mais ce qu’il avait pris pour ses propres tourments éthérés saillant l’obscurité n’étaient en fait que deux statues de gargouilles qui en gardaient la solide entrée. « Ah, vous voilà ! J’ai cru vous avoir perdu ! », balbutia Deckard à bout de souffle. Il déposa les pelles empruntées plus tôt au gardien des lieux pour extirper de sa poche un passe. La clé brava la résistance du lourd cadenas de la porte en métal, et celui-ci capitula en un puissant grincement « à réveiller les morts », selon le capitaine, avant de s’écrouler à terre, vaincu. À l’intérieur, de petits bruits de pas accompagnés de couinements se firent entendre. « Pour un monument dédié aux morts, celui-ci grouille de vie! » Le vieux compagnon de route du Corbeau déversait toujours sa logorrhée pour tenter de se rassurer. « Peut-être auriez-vous moins peur des farfadets des bois et autres gobelins si nous allumions ces torches ? » lança Gart, narquois. « Allons-y, maintenant. Entrons » A l’intérieur, tous les Blackwell étaient réunis dans une seule et même pièce. Ils entouraient toujours le dernier entré, placé verticalement sur un promontoire, avant de trouver sa place dans le grand cercle des défunts lorsqu’un descendant les rejoignaient. Les plus anciens résidents, ceux dont il ne restait que poussière à balayer, étaient conservés dans un sablier démesuré suspendu au-dessus du sol. Mais leur nom n’en était pas oublié pour autant: il était gravé à même la pierre dans le dur granit de la coupole et rehaussé de lettres d’or, afin que les Anciens continuent de veiller sur leur famille du haut des étoiles. Impassible, le Corbeau avançait vers le cercueil de Derenn, torche en main, alors que les créatures rampantes, préférant l’obscur manteau brumeux à l’intrusive cape de lumière, fuyaient. « Deckard, le voilà. Aidez-moi à l’allonger, voulez-vous? » Les amis ne prirent pas le temps d’admirer le sarcophage finement ouvragé, marqueté de bois de rose, ni la tête de loup sculptée dans le chêne, saisissant un sablier entre ses crocs de saphir, armoirie des Blackwell. Les pelles leur servirent à la fois de balancier, pour faciliter la pose du cercueil, qui souleva un peu de poussière dans un léger bruit sourd, et de levier pour en ouvrir l’imposant couvercle. Une odeur particulièrement nauséabonde de viscères mortifiées et de moisissure marquée saisit les profanateurs à la gorge, comme pour les punir d’avoir osé trépasser une limite qu’ils n’auraient jamais dû franchir. Deckard recula d’un pas, prêt à rendre son dernier repas, alors que Gart s’approcha pour examiner la dépouille plongée dans la pénombre. Feu le comte Derenn Blackwell faisait vraiment peine à voir. Nul dieu ni démon n’aurait pu infliger pareils sévices, seul un homme déterminé pouvait faire preuve d’autant de cruauté. Les tendons de ses chevilles, certainement sectionnés pour l’empêcher de se mouvoir, ressortaient des entailles profondes lacérant ses jambes jusqu’à mi-mollet. De multiples traces de couteau scarifiaient ses cuisses. Celles-ci se voyaient de suite, puisqu’on ne prit pas le soin de changer le pantalon de la victime martyrisée, probablement pour éviter que les pieds, ne tenant que par quelques lambeaux de chair, ne s’arrachent. Il n’en était pas de même pour sa chemise, qui ne comportait aucune trace de lutte apparente. Celle-ci s’était néanmoins maculée de sang, et Gart sut qu’il devait se préparer à un horrible spectacle en l’ouvrant. Et même en le sachant, il ne put réprimer un haut-le-coeur. Sur la mer démontée de son malaise, se trouvait l’écume baveuse et noirâtre de divers organes en putréfaction broyés d’une poigne de fer, et dont les asticots omniprésents se délectaient. Le Corbeau détourna un moment le regard. La main gauche était amputée de quelques phalanges, alors que celles qui avaient tenu bon étaient privées de leur ongle à l’extrémité. En remontant le long de son avant-bras lacéré, on pouvait voir son épaule dépecée jusqu’au coude, d’où ressortait l’olécrâne. La tête de Derenn n’avait quant à elle plus rien d’humain. Cordes vocales tranchées. Le tueur ne voulait pas l’entendre hurler. Joues découpées, dents manquantes, langue et nez arrachés tous deux par morsure. Ce dernier fut arrangé maladroitement avec un simili appendice en terre cuite afin de le rendre plus présentable. Œil gauche cousu, pour éviter certainement qu’il ne tombe, alors qu’une bille de verre peinte remplaçait le droit dans son orbite. On pouvait deviner la violence avec laquelle la dague du bourreau avait frappé l’orifice, car l’impact de la lame avait brisé la boîte crânienne à l’arrière. « Ce fut probablement le coup de grâce, et la libération du pauvre homme », pensa Gart. Mais un autre détail vint troubler son esprit. Le couvre-chef dissimulait une curieuse blessure en forme de losange à la base du front, profonde de trois à quatre centimètres, et qui semblait davantage être une minutieuse opération chirurgicale inédite qu’un acte de violence extrême commis par un dément vicieux. Gart prit un calepin dans sa la poche intérieure de sa gabardine noire pour y noter ses précieuses réflexions, avant d’entreprendre comme il le put la fouille du corps. Comme il s’y attendait, il ne trouva rien dans sa veste, qui semblait neuve, et donc portée post mortem. Le pantalon fut plus intéressant : dans sa poche, se trouvait une modeste bourse noire dans laquelle on avait placé un anneau de femme. « Tenez mon ami, voilà qui est intéressant : une bague de fiançailles. Regardez l’intérieur je vous prie » Le vieil homme à la vue un peu basse tenta de lire l’inscription gravée. « Pour… S…., de la… part de… D. En gage de mon… amour éternel », bafouilla-t-il. « Si D. est pour Derenn, qui est S.? » Le Corbeau s’apprêtait à continuer l’inspection du défunt lorsque la lumière diffuse des torches se refléta sur l’énorme chevalière du jeune comte. Il décida de l’examiner, sans toutefois la retirer du doigt de son propriétaire « Quel genre de tueur laisserait pareil butin derrière lui? » marmonna-t-il en effleurant du doigt la pesante bague ornée des mêmes armoiries que le tombeau. « L’un des crocs bouge. Étrange, pour une chevalière de cette conception » Soudain, la partie plate coulissa pour révéler le portrait d’une jeune femme blonde. « Oh, intéressant. Voici donc la mystérieuse S. » Gart esquissa habilement ses traits dans le calepin avant d’en déchirer la page. « Faites circuler ce croquis parmi les gardes habituellement en faction dans la basse cité, pour savoir si quelqu’un la connaîtrait. Si je ne me trompe pas, nous en avons terminé ici. Regagnons les Brumes, j’ai besoin d’un verre, et de repos ».
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Tandis que le Corbeau errait entre les tombes glacées de ses effroyables réflexions embrumées, Kent fut joyeusement accueilli par la chaleur de Medelynn qui, comme tous les soirs où il rentrait un peu tard, l’attendait pour lui sauter au cou. « Aaaah, mais laisse-moi respirer! Tu vas m’étouffer! » s’écria-t-il en feignant l’asphyxie. « Comment va ma merveilleuse fille aujourd’hui? Tu as passé une bonne journée ? » lui demanda-t-il. « Ouiiii! Mais papa, je me sens seule quand t’es pas là. Et puis, j’ai pas d’ami de mon âge ici! » La jeune fille fit la moue en tortillant ses longs cheveux roux. « Je sais, ma puce. Mais patiente encore un peu. Papa a bientôt fini sa mission ici. Ensuite, on déménagera à nouveau tous les deux! » Même si il paraissait heureux, en son for intérieur, la ville à l’épais brouillard et les actes qu’il avait commis le hantaient d’effroi. Il frissonna au moment où un grognement presque animal se fit entendre. « Oh, toi, tu dois commencer à avoir faim! Très bien, on va cuisiner ensemble, ce soir. Ça ira plus vite! »
Le repas se passa aussi joyeusement que possible, et le menu, à base de soupe de légumes, de brocoli, de jarret de porc, et de fromage, fut copieux. Si le vert n’était pas au goût de Medelynn, la viande blanche, comme toutes les viandes d’ailleurs, écoeurait l’homme de religion tourmenté. Pourtant, tous deux firent un effort pour faire plaisir à l’autre, tout en maintenant une conversation enjouée. Le feu de la modeste cheminée crépitait joyeusement en diffusant sa réconfortante lueur orangée à travers le foyer. Quand ils eurent fini, la jeune fille aux longs cheveux ondulés débarrassa la table. Puis, s’adressant à son père, elle dit: « Au fait, je n’ai presque plus de médicaments. Tu pourrais passer m’en prendre chez l’apothicaire, s’il te plaît? » Le vicaire sentit l’emprise glaçante de la mort lui saisir l’échine. Il contracta les dents, puis se relâcha. « Bien sûr, ma chérie » Il abandonna ensuite sa fille qui faisait la vaisselle pour rejoindre la froidure de son austère chambre. Là, il souleva quelques planches non fixées pour en sortir une cassette. Celle-ci contenait de petits tubes bouchonnés, tous vides. Le colosse se renfrogna. « Trop tard pour ce soir. » Il décida de remettre les fioles à leur place, avant d’inspecter les autres ustensiles se trouvant dans la sacoche : un large couteau à lame épaisse aussi encombrant que tranchant, une petite scie aux dents acérées, un marteau en acier, et une petite pince fabriquée par ses soins, permettant de poinçonner une cavité crânienne en laissant une ouverture nette en forme de losange à la base du front, permettant l’extraction d’une partie bien précise du cerveau. « Demain soir, je serai prêt. »
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Toute une journée s’écoula pour Gart, de nouveau logé au « Papillon raffiné ». Éclusant les verres ternis de crasse comme le flot des précieuses heures perdues, il en était réduit à devoir attendre le résultat de l’avis de recherche, qu’il espérait fructueux. Cette fois, il veilla à ne pas engourdir ses sens dans l’âpreté de l’alcool bon marché, malgré les silhouettes encapées de noir taraudant les intenses réflexions qui se dissipaient dans le brouillard de sa raison. Le Corbeau en lui restait en éveil constant. « Le portrait de S. dépeignait une personne habillée communément, comme le seraient les femmes d’ici. En outre, si le comte Blackwell a pris soin de cacher son idylle, c’est parce qu’il savait que cela déplairait à son père. Cela expliquerait la raison de sa présence dans la Brume ce soir-là: l’Intendant prend la décision d’abandonner les Embrumés à leur sort, Derenn l’apprend, il se sauve en donnant rendez-vous à S., mais le Bourreau des Brumes le rattrape avant. Si S. a vu quelque chose, elle est en grave danger » Il approfondit sa réflexion. « Quelque chose ne va pas. William a dit que son fils ne quittait jamais la ville immaculée sans son domestique. Or, celui-ci n’est pas réapparu. Où est-il maintenant? Est-il mort? Improbable. Le meurtrier n’est pas du genre à dissimuler ses odieux crimes. Se cache-t-il? Si tel est le cas, cela fait de lui soit un témoin gênant, soit un suspect potentiel. Non, impossible qu’il soit le tueur. Ses états de service auprès des Blackwell étaient irréprochables, et William ne l’aurait pas préposé à la protection de son fils si il avait le moindre doute quant à sa moralité. Je sens qu’un détail m’échappe… » La brume se faisait plus ténue, signe de la déclinaison du soleil, lorsque Deckard entra dans l’établissement. « J’ai du nouveau concernant la femme du portrait. L’un de mes gardes l’a reconnue. Elle se prénomme Serah, et travaille…. » Comme pour répondre à un écho, le Corbeau finit sa phrase: « … à l’orphelinat, bien sûr! Comment ai-je pu manquer ça ! » Alors que son ami restait bouche bée, Gart jeta quelques pièces sur le comptoir sale imbibé de sueur alcoolisée marquant l’emplacement des habitués, avant d’enfiler sa gabardine, et de disparaitre dans l’opacité des brumeuses ruelles.
« Nous y voilà. C’est bien l’adresse laissée par le garde. C’est bizarre, je croyais ce terrain abandonné. Le brouillard m’aura joué des tours » s’interrogea Deckard. Isolée parmi les reclus de la société, se dressait à l’écart une petite maison aux allures de ruine bien connue des plus jeunes broyés par la brume. Pas un bruit ne se fit entendre. « Êtes-vous sûr que cette bâtisse soit habitée ? » chuchota Gart à son acolyte en s’approchant de l’entrée mansardée. Il toqua. Un enfant d’une huitaine d’années leur ouvrit. « Bonjour, excuse-nous de te déranger, nous voudrions voir Serah » Le gamin réfléchit en scrutant l’apparence du Corbeau, puis d’un coup, claqua la porte. De derrière, on entendait: « Désolé m’sieur, connais pas ! » Gart allait insister, lorsqu’un jeune homme aimable aux cheveux d’argent vint ouvrir. « Allons, vilain garnement! Présente tes excuses immédiatement à nos visiteurs ! » L’enfant penaud arriva. « Désolé, m’sieur. Mais et si c’étaient eux, les tueurs? Il faut protéger mademoiselle Serah, monsieur Dimitri! » L’ex-domestique se confondit en excuses, et invita les deux amis à entrer.
« -Vous êtes donc Dimitri, le domestique de feu le comte Derenn Blackwell ?
-C’est exact. Puis-je demander vos noms, messieurs?
-Certainement. Veuillez nous excuser pour cette entorse à la bienséance. Voici Deckard Ciel-Ventegris, capitaine de la garde d’Eryniae. Je suis Gart, l’enquêteur spécial du roi.
-Je ne m’attendais pas à d’aussi illustres personnes, mais je suis ravi de vous savoir ici. Apprécieriez-vous un bol de soupe? Elle est encore chaude. Désolé, j’aurais voulu pouvoir vous proposer quelque chose de plus fort, mais l’alcool est interdit au pensionnat. Que puis-je pour vous?
-Non, je vous remercie. Nous ne resterons pas longtemps. Nous voudrions savoir ce que vous faisiez la nuit du meurtre du comte.
-Très bien. Comme vous semblez le savoir, j’accompagnais mon maître dans chacune des incursions dans la ville basse. Ce soir-là, j’avais appris par l’un de mes amis domestique auprès de l’Intendant, son intention de fermer les grilles de l’Obédience. J’en avais fait part à Derenn.
-Continuez, je vous en prie.
-Hé bien… Mon maître fréquentait en secret la jeune fille qui gérait ce pensionnat. Il en était follement amoureux, et il ne pouvait se résigner à l’idée de l’abandonner. Il m’avait demandé de m’occuper des enfants durant la nuit, afin que mademoiselle Serah et lui puissent partir loin d’ici. Ensuite, Derenn m’aurait communiqué leur nouvelle adresse afin que je les rejoigne avec les enfants.
-Je vois. Nous sommes au courant pour la liaison qu’il entretenait avec Serah. Mais attendez… Vous avez dit qu’elle « gérait » cet endroit? Elle ne s’en occupe plus?
-Mademoiselle Serah est… disons, souffrante, depuis cette fameuse nuit. Ce qu’elle a vu semble avoir affecté son esprit. Heureusement que le bon vicaire Kentsinghton nous l’a ramené au petit matin. La pauvre s’était évanouie dans la rue!
-Heu… Qui est ce « vicaire Kentsinghton »?
-Vous n’en avez pas entendu parler? Il s’agit d’un homme pieu, qui prêche la bonne parole au sein du peuple, et qui donne une voix à ceux qui en sont dépourvus. Serah avait pour habitude de fréquenter son église. Non pas qu’elle était une fieffée pratiquante, mais plutôt une optimiste convaincue.
-Où est-elle en ce moment? Pourrions-nous la voir?
-Elle est à l’étage, dans sa chambre. Je n’y vois aucune objection, mais je doute qu’elle vous apprenne quoi que ce soit. Ce qu’elle a vécu cette nuit-là dans le brouillard semble l’avoir perdue à jamais… Mais je continue d’espérer la voir en meilleure condition un jour, alors je reste à ses côtés. C’est ce que mon maître aurait souhaité. »
Dimitri mena le petit groupe à l’étage, jusqu’à la chambre de Serah. « Nous ne devrions peut-être pas tous rentrer en même temps. Monsieur Deckard, accepteriez-vous de nous attendre dans le couloir s’il vous plait? » Le capitaine acquiesça et se tint en retrait. Dimitri tapa doucement à la porte, puis rentra. « Mademoiselle Serah? L’enquêteur royal est ici, il voudrait vous parler ». La pénombre de la nuit à venir s’épanouissait déjà dans la petite chambre mansardée. Le domestique tira les rideaux, et alluma quelques bougies. Avec la lumière vacillante, Gart eut l’impression l’espace d’un instant que Serah le dévisageait de ses yeux clairs. En vérité, il n’en était rien, tant la jeune femme semblait avoir sombré. Son regard portait loin, bien plus loin et plus profondément que ce que le Corbeau avait pu endurer dans ses pires accès de démence. Il n’essaya même pas de la questionner, ni même de lui parler. Cela aurait eu le même effet que de hurler dans le brouillard pour le disperser. Il préféra inspecter la pièce en la scrutant du regard. Sur la modeste coiffeuse consolidée, se trouvait encore la dernière lettre que Derenn lui avait adressée. Il la parcourut en silence, regard baissé. En levant la tête, Serah entra de nouveau dans son champ de vision. Cette fois-ci, ce n’était pas une impression, elle semblait vraiment regarder l’individu tout de noir vêtu. Sa main droite convulsait de spasmes. Gart comprit aussitôt. « Elle essaie de nous dire quelque chose! Voulez-vous l’écrire ? » Il lui tendit son calepin à genou, et mit le crayon entre ses longs doigts fins. « Calmez-vous. C’est bien. Vous allez y arriver! » Sa dextre s’arrêta net. Le Corbeau se redressa. « Qu’a-t-elle écrit ? » demanda Dimitri, stupéfait. Il lui montra. « Un losange ? Je ne comprends pas. De quoi peut-il bien s’agir? » Son interlocuteur ne répondit pas. Son attention se focalisait toujours sur Serah. Le visage encore marqué par l’incommensurable effort, le regard émeraude de la blonde tressaillait en direction de sa table de chevet. Il la fouilla minutieusement. Tiroir, rien de probant. Niche, quelques journaux anciens et un vieux livre racorni. La jeune fille tenta d’articuler un son: « S… Sooo… Sol » Gart écarta d’un bras le chevet. Là, négligemment jeté, se trouvait un chapelet de perles en bois avec le symbole de la déesse Illyana, l’épée au pommeau lunaire entourée d’une rose épineuse. Sur la lame, le nom de son propriétaire y était inscrit: Kent. À la vue de celui-ci, Serah s’agita, contracta tous ses muscles, au point de griffer les accoudoirs de sa chaise en bois. Elle s’arracha deux ongles en se redressant. Une écume de rage se mélangeait au sang de sa lèvre mordue pour couler le long de son menton. Un autre mot sortit alors de sa bouche, plus distinct, comme un ultime appel de la vie féroce à la mort précoce, empreint de haine et de douleur: « VENGEANCE !!! »
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