CHAPITRE 06:
L’écho de la voix de la jeune femme, déformée de colère, se mêlait aux supplications de William Blackwell dans l’esprit embrumé du Corbeau. Les regards brûlés des corps figés dans leur écoeurante douleur défilaient devant le sien. Il ressentait le moindre impact reçu, avec la même impuissance et la même détresse que chacune des victimes outrageusement mutilées. Tous le fixaient, tétanisés de tourments et ivres de mort. Tous réclamaient une âme qui les rejoindrait hurlant leur silencieuse peine dans une damnation éternelle. Tous attendaient, troublés, tremblants, fébriles et impatients dans l’opacité de savoir qui emporter en premier, le Vicaire Noir, ou le Corbeau des Brumes, avec une seule certitude, une absolue nécessité, une urgence impérieuse: tout devait se terminer ce soir. Et tandis qu’il galopait en direction de la maison du Bourreau, il sentit le sang versé des victimes devenir sien pour sonner le tocsin jusque dans ses tempes. Leurs cris d’agonie fouettaient ses oreilles comme les bourrasques balayaient la poussière dans son sillage. Leur colère décuplait sa force. Leur désarroi, sa soif de triomphe. Sorti du brouillard, il redoublait d’intensité. Il était en mission, non pas pour le roi, ni pour lui, mais pour la justice, pleine, entière et unie de tout un peuple. Ses ombres l’accompagnaient dans sa terrible chevauchée, et bien qu’il ne pouvait percevoir leur visage, il devina leur sourire.
Le rythme du galop de Testament, son étalon noir, se fit plus plus pesant au fur et à mesure que la distance avec la ferme de Kent se réduisait. Gart arriva sur les lieux avant son ami Deckard. Le vieux capitaine avait fait un détour pour s’entourer de gardes, tant pour leur sécurité que pour celle du tueur, qu’il préférait voir juger plutôt que lapider colériquement en place publique. Dans la nuit chargée de nuages, le Corbeau lança un coup d’oeil au paysage fermier devant lui. À droite, une grange d’où on apercevait des silhouettes d’animaux dormant paisiblement. A gauche, un petit potager bien fourni, attenant à un modeste mais solide chalet, d’où émanait une apaisante lueur. L’entrée était garnie d’une jardinière dans laquelle des glycines mauves se laissaient bercer par la brise fraîche. Il dégaina son épée avec la ferme intention de s’en servir, priant que ce maudit Bourreau des Brumes fasse une incartade. Il toqua, tous sens en éveil. Quelle ne fut pas sa surprise de constater qu’en lieu et place du Vicaire attendu, se tenait en fait une adorable fillette au regard malicieux. Il jeta son épée et son élan de justice dans les fleurs avant qu’elle ne puissent les voir. « Oui? Que puis-je pour vous, Monsieur? » lui demanda-t-elle en souriant. « Je… Heu… Je cherche Kent, et… » Au loin, une voix masculine se fit entendre: « Attends ma chérie, j’arrive! » Arrivée sur le pas de porte, la silhouette grandissante obstruait quasiment la lumière du doux foyer. Gart le toisa du regard et sa main s’approchait malgré lui du poignard dissimulé à l’arrière de son ceinturon. Kent le vit, et comprit l’objet de la visite nocturne de l’individu se tenant sur ses gardes. Ses yeux larmoyants suppliaient Gart d’arrêter son geste. Il hocha négativement la tête. « Pas devant ma fille ! Pas devant elle! Elle est innocente! » pensa-t-il. Le Corbeau regarda l’enfant qui lui souriait, puis décontracta ses doigts. « Tu devrais aller jouer un moment, ma puce. J’ai des choses à régler avec le Monsieur ». Medelynn se retira, insouciante, tandis que le capitaine accompagné de deux gardes costauds arrivaient. « Nous avons quelques questions à vous poser. Allons, ne faites pas d’histoire. Vous allez venir avec nous » Les deux molosses en armure s’approchèrent de Kent pour lui lier les mains. « Attendez! Je peux tout expliquer! » Deckard fit un signe aux soldats. « Vous nieriez les assassinats perpétrés dans la cité? Sachez que nous avons un témoin! » Le vicaire se débattait avec véhémence. « Je ne nie rien du tout! La honte et les remords m’accablent, mais je devais le faire! Je dois encore recommencer, et porter ce fardeau ce soir! » Son interlocuteur resta choqué. « Cet homme… Non, vous n’en êtes pas un. Cet individu est un dément. Allez, emmenez-le à la prison de la ville basse, en attente d’être jugé! » Soudain, Kent s’échappa un bref instant pour se ruer vers Gart. « Lisez mon journal, vous comprendrez. Je l’ai caché… Non, lâchez-moi!! LÂCHEZ-MOI!! Surtout, SURTOUT, NE LAISSEZ PAS MA FILLE SEULE!!! » Il perdit connaissance. Les colosses l’avaient maîtrisé en lui coupant la respiration à la gorge. Lorsqu’il se réveilla, il était emprisonné dans le brouillard, seul.
« Bien. Justice sera faite. Je peux vous l’assurer, mon ami ». Mais Gart ne répondit pas à son comparse. Il réfléchissait toujours. Peut-être était-ce son ardent désir d’aller au fond des choses, mais les dernières paroles de l’homme de foi résonnaient toujours dans l’écho de la vallée. Et cet écho ne tarda pas à attirer l’attention d’une certaine jeune fille un peu perdue qui cherchait son père de ses yeux d’automne. « Il est où, mon papa ? » Le cœur de Gart se serra. Que pouvait-il répondre? Que la figure paternelle qu’elle chérissait était en fait un monstre, et qu’il sera jugé et sûrement pendu demain matin? Il n’eut pas la force de lui avouer la vérité. « Ton père doit nous… assister dans une enquête. On a vraiment besoin de lui pendant quelques temps. Comment tu t’appelles? » La petite rousse le regarda d’un air circonspect, mais elle le crut. « Medelynn. Je vais le revoir quand, mon papa? » Le Corbeau parut plus sombre que jamais. Il se contraignit pourtant à sourire. « Bientôt, ma puce. Mais en attendant, il va falloir que tu fasses quelque chose pour ton papa, tu veux bien? Il voudrait que tu prennes quelques affaires, et qu’on t’amène chez des gens qui prendront soin de toi en attendant qu’il revienne, d’accord? » Hésitante, la fillette s’avança vers sa chambre, puis s’arrêta. « Mais on peut pas laisser la ferme comme ça ! Et les animaux alors? Qui va s’en occuper? » Le cœur de l’homme en noir se durcit davantage, alors que son sourire s’élargissait toujours. « Ne t’inquiète pas pour ça, on enverra quelqu’un pour veiller sur eux. Et puis, tu pourras venir tous les jours pour les voir! » Ses mensonges le dégoûtaient vraiment. Il serra les poings alors que la pauvre petite victime collatérale des affaires d’adultes regagnait sa chambre. Elle revint avec une grosse valise. « Ça y est, tu n’as rien oublié ? Le vieux monsieur va t’emmener dans un endroit sympa avec plein d’enfants! Tu vas voir, ça va être marrant! » Intérieurement, il était déchiré par les propos mensongers qu’il vomissait. Il continua, en s’adressant à Deckard: « Emmenez-la chez Dimitri. Veillez à ce qu’elle se sente à l’aise. » Le capitaine paraissait lui aussi plus âgé qu’à l’accoutumée. Il acquiesça péniblement en aidant Medelynn à monter sur son cheval, laissant Gart au bord des larmes, seul avec ses remords.
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