CHAPITRE 07:
Les capacités hors normes de Gart ne mirent que peu de temps à découvrir le fameux journal laissé sous le plancher creux de la chambre du vicaire. Comment cet homme abject a-t-il osé mettre en balance le bonheur de sa fille avec d’aussi abonimables meurtres? Pourquoi exprimer tant de regrets apparemment sincères, et en même temps sa détermination à vouloir continuer? Pourquoi tant de cruauté et de compassion pour ses victimes? Les réponses se trouvaient ici, dans le creux de sa main. Il ouvrit le carnet. Les premières pages ne comportaient que quelques annotations qui n’apprirent rien à l’enquêteur. Il avança de quelques pages, et le livret aux notes brouillonnes commença à prendre la forme d’un journal. Avant d’être Vicaire, Kentsinghton était Paladin d’Illyana durant les guerres puniques contre les disciples de Tiamat. Les guerres d’idéologies étaient toujours les plus sanglantes, et celle-ci fut l’une des pires. Deux visions différentes, incompatibles l’une avec l’autre, comment cela pouvait-il finir? Les partisans de la Déesse voyaient Sa création comme un monde de perfection à l’ordre établi. Les adeptes du Grand Dragon aux yeux de braise percevait notre univers comme un éternel brasier chaotique en perpétuel changement. Dans les deux cas, des hommes perdus dans leur propre folie meurtrière.
« Kent avait donc déjà tué auparavant, au nom de la foi » pensa Gart. Il tourna rapidement les pages des innombrables massacres commis, puis couchés sur le papier comme pour les exorciser de l’homme qui les avait perpétrés. Il s’arrêta sur un passage intéressant. « J’avais purgé toutes les personnes osant profaner les saintes paroles de notre déesse. Mon épée n’a jamais vacillé devant les menteurs, qu’ils aient l’apparence d’hommes, de femmes ou de vieillards. Mais quel individu serai-je pour m’abaisser à abattre mon arme sur une enfant? Elle est si jeune… Quelques mois à peine. Peu m’importe les tourments infligés par notre Créatrice, je ne peux m’y résoudre. Je l’épargnerai, et la mettrai à l’abri, loin de ces horreurs. Peut-être aurais-je accompli au moins un bienfait dans ma sanglante vie… Je l’appellerai Medelynn, en souvenir de mon premier amour. Si je n’avais pas ressenti le baiser de la Déesse, nous aurions pu vivre ensemble. Elle rêvait d’avoir des enfants. » Gart parcourut la suite du regard. Kent quitta le champ de bataille peu avant la fin de la guerre. Il éleva la jeune fille comme si c’était la sienne. Cependant, quelque chose l’ennuyait: une curieuse tâche de naissance foncée grandissait sur l’omoplate de la fillette bouclée, et si celle-ci semblait être un banal grain de beauté lorsqu’il la recueillit, elle prit une toute autre forme vers cinq ans. Les apothicaires restèrent perplexes. Au fil des mois, il s’inquiéta, et ce qu’il apprit un jour de recherche dans la grande bibliothèque de Firée ne le rassura pas. Les Ilyaniens considéraient cette marque comme une incurable maladie impie, les Tiamatéens comme un sacrifice honorifique. Le résultat était le même pour Kent: sa fille serait « dévorée ».
Gart fut captivé par le récit. Ses mains s’agrippaient au précieux témoignage. Il sentait tout le poids de l’issue de cette histoire sur ses épaules. Il continua sa lecture. Le Vicaire ne renonça pas. Il n’avait pas trouvé une nouvelle raison de vivre pour la laisser s’éteindre de cette façon. Un jour, sa ténacité fut récompensée lors d’une visite au marché noir de Bark Row. À la recherche d’un espoir de sauver Medelynn, il tomba sur l’étrange biographie d’un alchimiste ayant vécu la même chose que lui avec son garçon, et qui serait susceptible de lui apprendre quelque chose. Les vendeuses drapées de noir lui laissèrent pour une modique somme. Et ce qu’il trouva le fit frémir. Pour éviter que la Bête ne s’empare de la victime, il fallait la contenter. Tous les détails y figuraient, de la méthode de prélèvement de la glande pinéale située sur le lobe frontal du cerveau, en passant par l’outil employé, le mode d’administration, la posologie, et même les herbes employées pour en masquer le goût. Tout. Cependant, l’alchimiste ne sauva pas son enfant à la fin, qui fut emporté dans sa dixième année.
Les pages du précieux carnet s’envolèrent sous l’effleurement fugace des doigts de Gart qui s’agitaient. Des mois passèrent, et la jeune fille ainsi que sa marque grandirent. Kent dépérissait. Il tenta d’extraire la précieuse glande sur des cadavres en décomposition. Cela ne donna rien. Il essaya ensuite toutes sortes d’animaux. Aucun résultat. Alors, désespéré, il s’attaqua un soir à un ivrogne dormant dans la rue, à même le sol. Le vicaire savait tuer, c’est ce qu’il avait fait toute sa vie. Ce fut rapide et avec le moins de douleur possible, il ne souhaitait pas voir agoniser le pauvre hère. Mains en sang et larmes de dégoût, il accomplit son terrible devoir. À sa grande surprise, cela marcha. Un temps. La marque cessa de s’étaler mais ne disparut pas. Cependant, la Bête était insatiable, elle en voulait toujours plus. « Mais plus de quoi ? » songea Gart. La réponse vint avec les lignes plus tremblantes esquissées sur des pages encore tachées de sang. « Ça y est, je comprends maintenant! La Bête m’évalue! Pour l’apaiser, je dois me montrer aussi cruel que possible! Je m’en suis rendu compte lorsque je me suis attaqué à un mercenaire dans les bois! Quel guerrier extraordinaire, il a failli m’avoir! En l’affrontant, il est tombé en contrebas sur des rochers escarpés. Membres fracturés, poumon perforé, crâne brisé et œil pendant. Il faisait peine à voir, mais il était toujours vivant! J’étais partagé entre lui porter secours et l’achever pour prendre son épiphyse. Puis en le regardant basculer dans cet état de douleur extrême, je me suis aperçu qu’il ne hurlait pas. Il semblait enfermé dans une sorte de béatitude, comme illuminé par la grande Déesse elle-même. Je comprends mieux pourquoi les Tiamatéens appelaient cette glande le troisième œil! Qui sait ce que ce malheureux a vu durant sa transe? En tous cas, son effet fut fantastique et me permit de réduire quelque peu la cadence des meurtres dans mon sillage! Je dois malgré tout rester vigilant : déménager souvent, ne pas me faire prendre. Et surtout veiller à préserver Medelynn du stress, car il revigore la Bête. » Gart cessa de lire. « Le stress revigore la Bête ? Comment ça ? » Il ne réfléchit pas plus. Sous la lune rousse, il chevaucha Testament aussi rapidement qu’il le put pour rejoindre le pensionnat.
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