ÉPILOGUE :
Les galops de l’étalon noir résonnaient dans les rues sombres de la ville, et l’engeance brumeuse nourrissait un irrepréhensible pressentiment de colère mêlée de crainte dans le cœur tourmenté du Corbeau. Les interrogations se succédaient, mais privées de réponses, celles-ci n’avaient aucun sens. Et surtout, les visages des morts l’accompagnaient toujours, ils l’oppressaient de leur inextinguible désir brûlant de vérité. L’un de ces êtres éthérés se mit face à lui comme pour lui hurler quelque chose. Il le traversa avant de freiner sa cavalcade. Le cheval haletant stoppa sa course devant l’orphelinat, en flammes. Son ami Deckard gisait à l’entrée du portillon. Il rejoindrait certainement la trop longue liste des fantômes qui revenaient le hanter. Il s’avança vers le foyer devasté pour constater que les enfants n’avaient rien, à son grand soulagement, mais que Dimitri portait un large coup de griffes s’étalant de l’épaule droite au bas ventre côté gauche. Heureusement, bien que large, celui-ci ne paraissait pas profond. « Que s’est-il passé ici? Répondez-moi Dimitri! » supplia Gart. « Je n’ai pas compris, Monsieur Gart. Monsieur Deckard nous a amené la petite rousse. Comme elle semblait au bord des larmes, j’ai voulu la consoler et lui faire chauffer un bol de soupe, quand elle a commencé à entrer en rage folle! Comprenez-moi bien: les gamins d’ici ne sont pas des tendres, mais je n’ai jamais vu ça! Ni la suite d’ailleurs. Son apparence a changé : sa peau s’est couverte d’écailles, elle est devenue rapidement plus grande que moi! L’un de ses bras était normal, mais l’autre était démesuré et touchait par terre ! Ses crocs… Et ses yeux… SES YEUX!! » Gart tenta de calmer Dimitri, sous le choc. « Où est Serah ? » Son regard porta dans la direction indiquée par l’homme aux cheveux d’argent. « Elle poursuit la chose ! » lança-t-il au Corbeau qui avait déjà sauté le mur à moitié détruit en direction de la forêt.
Un strident cri qui n’avait presque plus rien d’humain vrilla les tympans de Gart à l’orée du bois. Il dégaina son épée, et courut aussi vite que possible. Une silhouette difficilement identifiable découpait l’obscurité de sa forme disgracieuse. Dans les deux mètres de haut mais pourtant voûtée, celle-ci ne paraissait pas à son aise dans l’épais feuillage des arbres. Elle semblait boiter de prime abord, mais le Corbeau se rendit compte que l’un de ses membres inférieurs possédait un ergot, absent sur l’autre. Un bras griffu difforme balayait l’air devant l’ombre d’une jeune femme qui semblait lui parler. « Alors comme ça, le Vicaire a tué pour toi? Il a pris mon Derenn pour te contenter?! De deux choses l’une: tu meurs et je le venge, ou alors tu me tues, et je le rejoindrai. Dans les deux cas, je serai satisfaite! », railla Serah. Gart reconnut la rapière de Deckard entre ses mains. Elle la leva au-dessus de sa tête, mais la Bête ne se laissa pas faire, parant les coups. Tout en se débattant entre les branches, elle fit voler la jeune femme qui s’agrippait toujours à son arme contre un vieux tronc. Le Corbeau intervint pour lui porter secours mais il fut lui aussi balayé, tel un fétu de paille que la chose se préparait à allumer d’une expiration incendiaire. Gart vit plus distinctement que jamais les morts parsemant son existence. Sa femme et sa fille lui apparurent comme il les avait toujours connues, sans leur linceul. Seul. Il restait seul avec ses remords. Morts, tous morts, ils s’entassaient dans le grenier de ses pensées. Penser, toujours, et ne jamais s’arrêter. Terrassé, vaincu. Cuisant échec. Éclairé. Errer dans la brume. La brume. La brume…
Le Corbeau se releva d’un bond, plus par réflexe que par instinct de survie, pour esquiver le jet de flammes qui faillit l’emporter. La chose s’approcha de Serah, toujours allongée. Elle leva son immense patte pour lacérer sauvagement la jeune femme lorsque, sorti de nulle part, Kent s’interposa. La créature s’arrêta net à quelques centimètres de son visage. Elle rugissait, et brûlait d’un feu ardent alimenté par sa volonté de tout ravager sur son passage. De ses yeux rouges à la pupille fendue, elle observait le Vicaire. « Non, tu ne dois pas, Medelynn! » réprimanda le Vicaire comme si il s’adressait à sa fille. « Calme-toi maintenant. C’est fini. Je suis là. » L’histoire aurait pu s’arrêter là, dans ce bref instant de grâce baigné par la douce lueur de la lune à travers les chênes. Mais c’était sans compter sur la soif de vengeance de Serah. Elle saisit toutes ses forces pour transpercer de sa funeste lame le cœur de Kent, qui s’effondra dans un râle d’agonie. Le hurlement puissant de la Bête en larmes déchira à nouveau les cieux, avant de dévorer l’objet de sa haine, qui ne rendit pas le moindre cri.
Personne ne sut exactement ce qu’il advint ensuite. Peut-être Gart n’a-t-il pas eu la force d’exécuter une si jeune innocente. Peut-être qu’emporté dans sa folie, le souvenir de sa fille disparue lui faisait face. Mais une chose était certaine: le lendemain aux premières lueurs du jour, on aperçut l’ombre du Corbeau s’éloignant à cheval d’Eryniae, le Demi-Dragon redevenu fillette dans ses bras. Esquissées d’obscurité, deux silhouettes tapies dans les brumes avaient assisté à toute la scène. « Le premier essai fut concluant, malgré l’échec du Vicaire à mener l’Arme à maturité » énonça la première. « Au final, tout s’est bien passé. Sa Sainteté sera satisfaite des résultats. Que faisons-nous maintenant, Cyriza? » Elle répondit : « Tu le sais déjà, Céréïl. Ne les perdons pas de vue. » Le Reflet s’évanouit alors dans les brumes.
Quant à la ville d’Eryniae, elle respirait à nouveau sous l’égide du nouvel Intendant. Les grilles furent ouvertes, et la sécurité restaurée. Le pensionnat fut reconstruit avec l’argent des impôts, et reconnu d’utilité publique, ce qui garantissait des subventions substancielles pour la gestion de l’endroit. Dimitri, nouvellement anobli, fut nommé directeur de l’établissement. Une aide lui fut envoyé en la personne de Felkéir pour lui enseigner la valeur des vies qu’il avait méprisées, à son grand mécontentement. Nul Eryniéen ne sut ce qu’il advint de Gart et de la jeune Medelynn, mais tous espéraient qu’ils avaient fini par trouver la paix, quelque part.
FIN
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