PROLOGUE:
Perdue au milieu de temps précaires, la petite et insouciante ville provinciale d’Eryniae pouvait ressembler à une pierre précieuse dont l’iridescence de ses multiples facettes variait en fonction de ce que l’on venait y trouver. Pour les nobles, les hauteurs de la ville révélait son plus bel éclat, et ses jardins exotiques pavés de marbre et jalonnés de colonnes en airain, étaient autant source d’apaisement que de jalousie dans tout le royaume d’Heredan. Tous les matins d’automne, on raconte que la vue magique des pics d’Alfort et Peyras offraient aux spectateurs ébahis un grandiose dégradé de couleurs châtoyantes : les tons célestes de violet, de bleu mêlés à l’orange et au jaune du soleil paradant devant l’éclat voilé des étoiles, embrassaient les couleurs terrestres mordorées des végétaux, dont les cimes se saupoudraient des premiers frimas de l’hiver. Cependant, si les monts jumeaux ciselaient l’horizon de leur majestueuse présence sans gâcher l’aquarelle naturelle du paysage, le col disparaissait dans une perpétuelle brume engloutissant également les quartiers pauvres d’Eryniae situés plus en contrebas. Alors que l’aristocrate dominant la vue soulignerait l’impression ténue d’une atmosphère quasi irréelle de quiétude drapée dans un voile mystérieux de silence, la lie misérable de l’humanité baignait dans l’aveuglement permanent d’insondables abysses, que même l’aura lumineuse du château surplombant la cité fortifiée ne parvenait totalement à transpercer. C’est ici, à l’insu des dédaigneux coups d’oeil des puissants se perdant négligemment dans le vide, que Serah vivait, bien que le terme exact serait plutôt « subsistait ». Au milieu des quartiers mal famés d’Eryniae privés de lumière, de joie, d’avenir, il était de plus en plus difficile d’envisager la vie autrement qu’au jour le jour, tant la colère des plus démunis grondait jusqu’aux oreilles de l’Intendant Felkéir de Montfair Bless-Child, et les actes de violence envers sa garde redoublaient.
Dans un tel endroit baigné d’obscurité, la moindre étincelle peut s’embraser pour devenir un incendie incontrôlable dévorant tout sur son passage, ou un doux foyer réchauffant les coeurs les plus meurtris. Serah, malgré la pauvreté, faisait partie de la deuxième catégorie. Née d’une mère morte en couche, adepte des adorateurs de Tiamat et d’un père vénérant la déesse Illyana tué durant les guerres puniques, cette jolie blonde au teint de nacre avait été vendue comme esclave à un escroc notoire qui avait commencé à abuser d’elle sexuellement lorsque ses premiers charmes féminins apparurent. De longues années de torture et de sévices répétés avaient failli la briser, aussi bien physiquement que moralement. Mais dans les tréfonds des ténèbres, l’espoir scintilla en prenant la forme d’un sourire. C’était celui de David, un jeune esclave ayant lui aussi subi le même traitement que Serah. L’étincelle devint lueur, puis flamme de passion, et l’espoir déraisonnable, le vertige plongé dans le regard de l’autre. Chaque nuit éloignés l’un de l’autre les rapprochaient, mais chaque cri d’indicible douleur consenti au plaisir de l’odieux proxénète bedonnant les faisait atrocement souffrir. Un soir, un de trop, passablement éméché, l’ignoble individu conclua sa besogne avant même de la commencer. L’humiliation ressentie, doublée du rire que l’esclave blonde avait par inadvertance laissé échapper, mit l’homme repoussant d’humeur massacrante. Déterminé à défigurer de douleur le visage apeuré de sa jeune proie, il opta pour un jeu malsain toujours plus sadique: dans le but d’assouvir sa soif de domination et de puissance, il s’empara du tisonnier chauffé à blanc dans le foyer afin de torturer Serah devant David, ligoté et impuissant spectateur de l’horreur de la scène. Les premiers cris stridents et l’odeur de chair carbonisée eurent l’effet d’un détonateur sur le jeune homme. Un vertige. Serah s’évanouit dans un torrent de larmes, alors que le jeune homme, s’embrasant d’une vigueur nouvelle, se détacha au prix de quelques doigts brisés, dont la douleur ne fut qu’une vague information, avant de bondir tel un animal fou pour planter ses crocs dans la nuque graisseuse de la perfide immondice transpirante qui souillait son infortunée âme soeur. Il était faible, amaigri, mais n’en était pas moins dangereux, et se battait avec la force d’un lion enragé, ignorant les gestes avinés de l’opulent tortionnaire, insensible aux coups de poings erratiques qu’il recevait par endroits, inébranlable devant les brûlures lancinantes du tison fouettant sa peau desséchée. Bien qu’inconsciente, Serah se battait à ses côtés, dans les méandres de son esprit mi-lucide mi-transcendé, et jusque dans les tourments de son cœur rugissant, elle était la source de sa fougue intarissable. À l’issue du combat acharné, David fit reculer d’un puissant coup de pied en pleine poitrine son répugnant adversaire, qui alla s’empaler de tout son poids sur les bois de son nouveau trophée de chasse suspendu au mur, un magnifique cerf, l’un des derniers de la forêt d’Eryniae. Il ne mourut cependant pas de suite, et de longues secondes s’écoulèrent tandis qu’il se débattait, tel un oiseau englué sur une branche, apeuré de voir la vie s’écouler entre ses épaisses et écoeurantes lèvres, mais cependant conscient de l’insignifiante fin morbide qui l’attendait. Ses poumons privés d’air se gorgeaient inéluctablement de sang dans un répugnant sifflement, le dernier son macabre qu’il émettrait, le dernier qu’il entendrait, avant de rejoindre la fosse commune des damnés.
Du temps s’écoula. Il en fallut beaucoup à Serah pour panser les cicatrices, marcher à nouveau la tête haute, sourire aux enfants du pensionnat dont elle s’occupait dorénavant. De cette triste époque, elle ne garda que quelques cicatrices éparses sur son fragile corps n’affadissant guère sa beauté, et de douloureux souvenirs mutilés refaisant de temps en temps surface lors de nuits blanches trop agitées. En revanche, elle crut son cœur brisé à jamais, tel un miroir tombé à terre tentant vainement de renvoyer au mieux le reflet du seul souvenir qu’elle se refusa d’oublier, celui du visage de son sauveur, son ami, son amour, ce farouche fauve furieux, finalement terrassé par ses blessures avec la satisfaction d’avoir offert à sa bien-aimée cette liberté qu’ils avaient tous deux vainement désirés.
Les braises de la passion s’étaient depuis longtemps consumées dans le cœur de Serah. Malgré tout, même étouffée dans le brouillard de la raison, une étincelle peut toujours prendre forme, révélant par bien des aspects les choses les plus insignifiantes sous un nouvel éclat. C’est ce qui arriva lorsque le jeune comte Derenn Blackwell, l’une des rares personnes dont la noblesse de cœur égalait, voire même surpassait celle de son titre, avait posé les yeux sur Serah. Habillé humblement pour passer inaperçu dans la sombre ville, il apportait régulièrement quantité de victuailles à offrir aux enfants de l’orphelinat des quartiers défavorisés. Il ne lui dévoila pas de suite sa prestigieuse identité, craignant que celle-ci ne mette une distance infranchissable entre le jeune noble et sa dulcinée. Lorsqu’il le fit au bout de plusieurs mois, la jeune femme ne fut finalement que peu étonnée, tant l’exquise éloquence doublée de la fine intelligence de Derenn témoignait de la stricte éducation qu’il avait reçue. Cela transparaissait également dans les longues missives qu’il lui faisait porter lorsqu’il ne pouvait se déplacer en personne. Tout comme leur auteur, ces lettres soigneusement manuscrites sur du papier de soie portant le monogramme de la maison Blackwell, étaient délicatement camouflées dans une enveloppe discrète pour ne pas susciter l’intérêt des curieux. Regards portés et mots dévoilés se firent de plus en plus complices, puis intimes, et ce qui n’était au départ qu’une brise imperceptible soufflant sur de trop froides braises prit la forme d’un ouragan déchaîné de passions que l’on aurait pu croire immortelles, emportant avec elles un feu sacré de promesses solennelles faisant fi des mondes divergents dont étaient issus les pauvres amants tourmentés.
Cependant, aussi intense soit-elle, toute source de chaleur finissait par se perdre dans les brumes des rudes ruelles, et aucune lumière ne permettait de révéler de manière pérenne le chemin trop souvent escarpé de la vie. Un soir, Serah reçut un curieux mot écrit à la hâte par Derenn, qui n’avait aucunement l’allure emportée des lettres qui l’émerveillaient tant. Celui-ci était accompagné d’un panier de victuailles pour l’orphelinat, et disait ceci:
« Mon amour,
Les circonstances m’obligent à être plus concis que je ne l’aurais voulu. J’ai appris de source sûre que l’Intendant s’apprêtait à fermer les grilles de l’Obédience pour une durée indéterminée. Je ne peux me résoudre à rester si loin de toi, et je préférerais renoncer à mes privilèges plutôt qu’à tes baisers. Aussi ai-je pris ma décision : enfuyons-nous ensemble, loin de toute cette agitation, dans un endroit sans préjugé ni barrière sociale. Retrouve-moi à l’entrée ouest de la ville, je t’y attendrai.
Ton dévoué Derenn.
PS: ne t’inquiète pas pour les enfants, j’ai veillé à ce qu’ils soient mis en sécurité et ne manquent de rien. Ils nous rejoindront plus tard. »
Serah avait depuis longtemps pris sa décision. Le jeune couple avait longuement parlé de cet endroit idyllique où ils n’auraient plus à se cacher pour vivre heureux, ensemble. Ils en avaient parlé sans pourtant oser en rêver. Ironiquement, les grinçantes grilles de l’Obédience, séparant Eryniae en deux mondes indiscernables l’un pour l’autre, mais malgré tout intrinsèquement liés, ne sonneraient pas le glas de leur amour, mais plutôt sa délivrance, avec l’espoir dément de voir les choses s’améliorer un jour. La jeune femme prépara ses affaires, s’assura que les enfants dormaient paisiblement, et que le domestique qui lui délivra le message resterait avec eux jusqu’au matin quoi qu’il advienne, avant de quitter, inquiète, fébrile, mais aussi galvanisée, la modeste chambre de l’orphelinat qu’elle occupait.
Dehors, les bas fonds embrumés étaient en pleine émeute. Gagnées par la panique, les foules se pressaient contre les gigantesques grilles que rien ne parvenait à faire vaciller. Heureusement pour Serah, elle ne vit la scène que de loin, et son chemin différait de celui des pauvres masses en quête de sécurité et de justice. Un inexplicable frisson, qu’elle mit sur le compte de l’humidité nocturne, lui parcourut l’échine. Elle hâta le pas pour laisser les moments les plus pénibles de sa vie dépérir dans la vallée de ses mornes souvenirs, pour embrasser enfin un futur qu’elle n’aurait plus à fuir. Elle hâta davantage le pas pour réduire la distance qui la séparait de son cher Derenn, elle hâta le pas pour s’extirper du brouillard. Elle hâta toujours plus le pas jusqu’à la course éperdue à travers les ruelles transpirantes de crasse, de luxure, de corruption. Elle était désormais toute proche de son lieu de rendez-vous, mais elle s’arrêta net, comme pétrifiée. En plein milieu du chemin dallé, une petite lueur attira l’oeil de Serah sur une forme brillante. La jeune femme s’approcha doucement, et ses soupçons furent confirmés : il s’agissait d’un bouton de manchette en or portant le monogramme si familier de la maison Blackwell. Soudain, un cri. Un cri rauque d’homme s’éleva au-dessus de la colère du peuple pour déchirer la nuit, et y sombrer aussitôt. La blonde à la peau livide reprit sa course folle en se délestant cette fois de ses bagages. Ses longs cheveux retombèrent lorsqu’elle se figea avec effroi devant l’horreur de la scène qui se jouait devant elle, telle la farce morbide d’un dieu cruel qui s’acharnerait sur les plus opprimés. Son bien aimé gisait à terre, les yeux perdus dans le vague et parcouru de spasmes, baignant dans son sang. Debout et face à lui, se tenait l’ombre disgracieuse de quelqu’un de massif, habillé d’une large cape et d’un chapeau à larges bords, seuls détails visibles de là où Serah se tenait. Le géant brandit alors son arme, une sorte de long couteau effilé, qui pénétra dans un ignoble bruit d’os brisé, le crâne de Derenn à travers son globe oculaire droit. Son œil restant porta par réflexe un regard, son dernier, en direction de sa chère et tendre qui éclata en sanglots, scellant définitivement le destin grotesque de son existence et ses illusions d’avenir perdues.
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