Chapitre 02:
Les personnes ayant vécu une Expérience de Mort Imminente vous parleraient toutes à peu près de la même chose: un relâchement, suivi de l’élévation de l’âme au-dessus de son corps, voire même d’un long tunnel sombre d’où émanerait une chaleureuse lumière à son extrémité invitant quiconque à s’en approcher sans crainte. En abandonnant ma vieille carcasse aux cendres, j’aurais peut-être pu trouver une vague forme de paix… J’imaginais déjà des nymphes à moitié nues venues pour m’emporter loin sur des lacs de chocolat chaud, dans lesquels des croissants sautaient joyeusement, tels des dauphins insouciants. Je fus déçu de ne rien voir d’aussi équivoque. Dieu n’avait décidément aucun sens de l’humour. Mon esprit tenait toujours les brides de ma conscience au galop. Il turbinait comme un vieux moteur d’Airbus à essayer de comprendre où les choses avaient pu merder à ce point. À la place de tout ceci, je ne pus que contempler mes erreurs égrenées aux quatre vents parmi les particules de cendres chutant au ralenti, et comment celles-ci dansaient sous l’effet de la trajectoire de la balle tourbillonnant jusque dans mon poumon droit. Le canon toujours fumant, je contemplais l’ombre du tireur caressant une deuxième fois du doigt la gâchette de son arme. Le flash provoqué ne m’en apprenait pas beaucoup plus que ce que je savais déjà, si ce n’est la douleur lancinante de l’impact en plein coeur, ou tout au moins suffisamment proche pour me retrouver recroquevillé par terre comme une femme enceinte sur le point d’accoucher. Je ne me leurrais pas: ce n’étaient pas les eaux que je perdais. Quant à la vie, je ne la donnais pas, on me l’arrachait.
Le temps s’étirait encore sous les battements alanguis de mon palpitant meurtri, me donnant l’impression d’avoir des années pour analyser sereinement la situation. Cet aspect-là n’avait jamais été mon fort. Dans mon métier, je travaillais davantage à l’instinct. Lui, au moins, ne m’avait jamais trompé. Pourtant, je ne l’écoutais que trop rarement, ce vieux radoteur. Il m’avait alerté, pour l’ordre foireux de dézinguer du civil sans défense. Il avait également réagi lorsque miss Whisky glissait la nuit dans mes veines pour quelques heures oubliées. Et il m’avait supplié de retenir mon ex en lui disant combien son soutien était essentiel, et surtout à quel point je pouvais l’aimer. Mais en dix ans d’enquêtes, il ne m’avait jamais autant hurlé au visage que lors de l’apparition de la pulpeuse silhouette d’Elegance Breitman dans le foutoir crasseux qu’était mon bureau. Je la revoyais encore abandonner son manteau Chanel dans mes bras avant de solliciter mes services. Je n’avais pas écouté ses premiers mots, trop absorbé que j’étais pour contempler les mouvements gracieux de ses lèvres rouges, ses manières distinguées, son port altier. Il faut dire qu’elle portait merveilleusement son prénom, Elégance. Pas du tout le genre des peignes-culs qui traînaient leurs pompes ici. « Puis-je fumer? » me demanda-t-elle de toute sa voix suave. Je lui tendis un cendrier préalablement vidé dans ma poubelle débordant de papiers froissés, ainsi qu’un briquet allumé qui, étonnamment, ne manquait pas de gaz. Alors qu’elle approchait sa cigarette, je sentis la pièce s’emplir de son parfum. Mûre-Litchi, il me semble, mais je n’en étais pas sûr. Ces fruits devenaient depuis plusieurs années introuvables sur le marché, ou alors à des prix exorbitants. Et de toute façon, mon odorat avait salement morflé avec le goudron de la clope qui me raclait les naseaux. Je décidais de m’en griller une aussi, histoire de ne pas m’aventurer hors des sentiers battus.
Elle m’expliqua son cas. Je n’en perdis pas une miette. Elle fréquentait un cador en thérapie génique, le docteur Sylvain Fauconniet. Un véritable cul béni de la vie, à qui tout semblait sourire. Elle en semblait folle. Lui aussi, disait-elle. Le problème? Il était marié, enfin… en instance de divorce, soi-disant. Et le gars avait eu quelques périodes louches durant lesquelles il s’était pris pour Lucky Luke, à tirer tout ce qui bouge, avant de rencontrer Elégance. Elle voulait juste s’assurer discrètement qu’il ne la menait pas en bateau comme les précédentes, ou au moins que cette embarcation les guidait vers un ponton plus solide et tangible que de simples promesses sur l’oreiller. Elle doutait d’autant plus de ce futur à deux, qu’ils ne se voyaient que trop rarement ces derniers temps. Un jour, la belle se décida à lui en parler. Il resta distant, perdu dans ses pensées. Voilà donc où j’intervins, en véritable chevalier blanc miteux au pif pété. Un vrai nabab des causes perdues, bien que la plupart de mes affaires se résumaient principalement à « va casser la gueule au salaud là-bas de ma part ». Rien de glorieux, mais au moins ça défoulait. Et ça payait pas trop mal. Que pouvais-je faire d’autre, si ce n’est accepter? Elle me jouait l’envol du cygne de ses grands yeux bleus, alors je lui saisis délicatement la main… pour l’appliquer sur la tablette reliée en Wi-Fi à mon vieil ordinateur, afin d’officialiser le contrat. J’avais peut-être été con jusqu’au bout, mais pas stupide non plus! Celui-ci scanna et enregistra son empreinte palmaire, me confirmant à la fois son identité et le paiement préalablement versé.
Illico banco, me voilà sur les talons du gars pour une vague effluve de fruits, une silhouette à damner un saint, et un acompte qui partirait en pension alimentaire. Les renseignements pris de la fiche Euronet de Fauconniet m’avaient indiqué où je pouvais le trouver la majeure partie du temps, c’est-à-dire dans son bureau situé dans les locaux d’HydraPharma, une société écran de fumée détenue majoritairement par le Conglomérat des Produits Pharmaceutiques. La CoProPharm n’avait jamais été avare de deniers pour développer de nouveaux projets. Ils devaient se rendre compte que les petits cobayes soumis que nous étions, ne seraient pas toujours demandeurs de becquée pilulienne matraquée à coups de jingles publicitaires faciles, tels: « Un souci vous saisit? Prenez Anxyali ! », « Mirélodon, vous irez mieux, pour de bon » et autres « Gripsféryl, pour ne pas rester fébrile ». Contrairement à ce que les journaux essaient de nous gerber quotidiennement à la gueule, le climat anxiogène finirait par se tasser, et la consommation de bonbons d’amour finirait par chuter un jour ou l’autre. C’était en tous cas mon intime conviction du moment, une de celles que j’avais le temps de ressasser lorsque des affaires comme celles-ci, traînant en longueur, émergeaient.
Cela faisait maintenant trois semaines que j’étais sur les talons du bon docteur, à guetter ses allées et venues entre son lieu de travail et son domicile. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que sa vie semblait aussi déchirée que les vieux rideaux jaunis de mon bureau. J’avais trouvé une planque dans une chambre de bonne délabrée, sous le toit d’un immeuble Haussmannien à proximité, d’où je pouvais l’observer sans être vu. Le taux de chômage en zone européenne avoisinait les vingt pour cent, et les emplois précaires dominaient une économie en berne. Mais Fauconniet appartenait à l’un des rares secteurs encore florissants. La trentaine athlétique et la barre au front, le gars était une vraie bête de boulot qui ne comptait pas ses heures. Défiant les tendances actuelles du marché du travail, il n’arrêtait pas tant que son planning n’était pas bouclé. Aucun horaire fixe, seul le but à atteindre prévalait. Parfois, il ne rentrait même pas chez lui, préférant prendre une heure ou deux de sommeil fugace sur son divan. Il avait même fait installer une douche et un dressing pour se remettre plus rapidement au turbin. C’était ça, ou alors il n’avait plus l’énergie de supporter sa femme. Dans les deux cas, ma cliente pouvait être rassurée. De temps en temps, il s’arrêtait pour admirer sa photo encadrée sur le bureau, avant de reprendre son train infernal. Typiquement pas le comportement du serial lover collectionnant les trophées. Celui-ci était amoureux fou, et cela suintait la guimauve jusque sur l’objectif de mon appareil photo. Je sentais déjà l’odeur providentielle de mes honoraires définitifs renflouer mon compte anémique, avec la satisfaction du devoir accompli et le délicieux sourire de ma cliente en prime. Affaire classée. En tous cas, c’est ce que je crus. Alors que je me préparais à remballer fissa mon matériel pour quitter le taudis moisi me faisant office de planque, l’électricité se coupa dans les locaux d’HydraPharma. Les couvre-feux imposant une économie d’énergie devenaient monnaie courante ces derniers temps, mais les boîtes de cette trempe disposaient toutes de leur propre groupe électrogène prenant le relais dans ces cas-là. Pas cette fois. Mes senteurs de pognon dûment gagné prenaient des relents de blé brûlé. Mon intuition s’agitait, mais au-delà de ceci, je détestais le boulot bâclé. J’empoignais aussi sec mes jumelles à visée nocturne, cadeau « emprunté » à mon ancien employeur, en direction du bureau de Fauconniet. Je le cherchais du regard, au milieu des dossiers en vrac et du matériel informatique renversé. Lorsque je le vis, il était trop tard. Une ombre massive se faufila dans son dos, et le tenait en respect. À genoux, les yeux révulsés, il s’abandonna à la poigne d’acier de la silhouette sur sa carotide. Celle-ci ne fut relâchée que lorsque les mains et la langue de sa victime pendaient, le cou plié en un angle ridiculement improbable, avant de s’évaporer silencieusement dans l’opacité de l’obscurité.
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