Chapitre 03:
Les milices de sécurité privées avaient depuis longtemps remplacé la police dans les rues de New Era, et pour peu que vous étiez prêt à mettre le prix, elles pouvaient se montrer relativement efficaces. L’un de ces groupes arriva sur les lieux en une petite dizaine de minutes, pied au plancher et fiers comme jamais de leur tout nouveau matériel de pointe, du genre à faire pâlir de jalousie la police scientifique des séries TV américaines. J’avais décidé de descendre de mon perchoir pourri pour mieux admirer les professionnels en action bouclant la zone. Je n’en revenais pas: ils avaient un DrOpS portable à disposition! Les Drones Operational System ne ressemblaient à rien de spectaculaire, comme une énorme malette métallique sur roulettes qui sortait lentement du véhicule. Mais une fois déployés, il fallait les voir en action, à lancer par salves toute une armada de mini satellites en formation pour analyser conjointement le moindre recoin du bâtiment à la recherche d’indices. Et sans mettre un pied à l’intérieur! Planqué derrière les poubelles d’une ruelle concomitante et poussé par une amère curiosité, j’observais à la jumelle les résultats qui leur parvenaient. Pas de trace d’infraction, aucune serrure forcée, ni de vitre brisée. Qui aurait pu le faire de toute façon? Le verre était blindé. À travers les murs du bâtiment, des centaines d’empreintes et de traces ADN, même les plus infimes, furent détectées, scannées, puis comparées en direct au fichier Euronet. La débauche technologique faisait encore chou blanc, en tirant de son chapeau numérique les fiches de clients de la société ou celles du personnel trié sur le volet. L’escadron volant s’éleva jusqu’à l’étage du crime dans un ballet indescriptible de lignes franches et de courbes saillantes, sur le rythme monotone des rotors vrombissant au-dessus d’une nuit trop agitée. Traces de lutte observées. Oh, vraiment? Bravo, les gars! Beau boulot! On peut passer aux choses sérieuses maintenant? Pas d’empreinte digitale évidemment. Quel criminel sortirait sans ses gants de nos jours? Trois entailles parallèles sur la joue droite du défunt, nuque brisée et marques de strangulation. Enfin du concret: l’hématome en formation autour du cou de Fauconniet permettait d’avoir les mensurations exactes des mains du tueur, et d’en déduire sa taille approximative. Deux mètres zéro cinq à deux mètres quinze. « Bon dieu, ce type est un géant! » C’est ce que semblait confirmer de mystérieuses traces de pas sur le tapis couleur taupe du bureau. Il s’agissait d’une pointure 46. Le lieu du crime étant en accès restreint, seules trois personnes pouvaient y pénétrer. Il ne pouvait s’agir de la victime, dont les semelles faisaient bien quatre tailles de moins. Quant aux deux autres, la frêle secrétaire aux états de service impeccables et la femme de ménage âgée, dont le modeste salaire peinait à combler une retraite inexistante, elles n’auraient jamais pu faire ployer le robuste docteur. Soudain, les appareils s’immobilisèrent en vol stationnaire. Tels de vaillants chiens de chasse aux aguets, ils se figèrent sur une piste prometteuse, quelques gouttes de sang sur la chevalière du disparu. L’espace d’un clignement de paupière, j’aurais juré voir des dizaines de noms apparaître sur les écrans d’analyse, mais je ne pus cependant le confirmer. Une voiture avait déboulé en trombe à ce moment-là pour me boucher la vue. Je plaignais déjà les petits gars de la sécurité : Éliane Fauconniet venait de débarquer, et elle semblait plus furax que dévastée par le chagrin. Face au directeur d’HydraPharm se confondant en excuses, la voir outrageusement s’ébrouer dans le purin de l’hypocrisie avait quelque chose de pathétique et de déplacé, mais avait eu le mérite de me rappeler que quelqu’un attendait de mes funestes nouvelles. Je me préparais mentalement au choc. À la troisième sonnerie de portable, Élegance décrocha. Je ne suis pas doué pour colporter les mauvaises nouvelles. Je la ménageais tant que faire se peut. Mais même amorti par une couverture mielleuse de bons sentiments, le choc fut terrible de sobriété, à des années lumière de la pitoyable pièce de théâtre tragi-comique s’exhibant sous mes yeux. Un impact fébrile, un silence fragile. Un sanglot murmuré, né d’une implacable cruauté étouffée par une dignité magnifiée. Même à cet instant, je pouvais sentir sa prestance lutter contre le flot des larmes et l’explosion de son amour se consumant en super nova de souvenirs désagrégés. J’avais terriblement envie de la serrer dans mes bras, la rassurer, lui dire qu’elle avait le droit d’ouvrir les vannes, et surtout que tout irait bien. Tout ceci mourrait en pensées futiles sur le seuil de ma glotte pétrifiée. Mon rôle inutile et impuissant aurait pu se terminer ici, alternant entre phrases de consolation toutes faites et moments de mutisme gênants. Il aurait peut-être mieux valu. Mais la soif de vérité est un chewing-gum collé à ma chaussure, et Élégance paraissait bien trop déterminée pour lâcher le morceau si facilement. En tous cas, bien plus que le commando de guignols qui s’apprêtait à remballer tous leurs jouets. Ils ne connaissaient pas les vieilles ficelles du métier, ces gusses. Ils n’avaient même pas pris la peine d’interroger qui que ce soit, ce que je fis plus tard. Tandis qu’ils se tenaient sur le départ, un agent en combinaison isolante monta par l’ascenseur jusqu’au lieu du crime pour y jeter ce qui semblait être une grenade. Il n’y eut aucune déflagration. À la place, une fumée bleutée jaillit pour se propager dans toute la pièce. Merde, une Fixmore. Lorsque l’individu redescendit, toute trace d’ADN s’était dissipée, rongée par la bactérie conservée dans la poudre retombant en volutes de poussières.
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