Gallen, l’apprenti-mage
« Au commencement, il n’y avait que le Souffle. De toute sa puissance, il se projetait inlassablement sur le voile du Néant. Jamais il ne faiblissait, jamais il ne déviait de sa course effrénée. Puis, le tissu opaque s’effilocha sous ses attaques répétées. Les fibres s’arrachèrent, s’entremêlèrent. Certaines s’embrasèrent sous la friction, alors que d’autres, plus résistantes, s’unirent pour donner naissance au monde, tel que nous le connaissons. Comprenez-vous le sens de cette légende ? », demanda le vénérable archimage Maltus à ses élèves, emportés par la torpeur de la digestion du délicieux repas de midi. Le vieil homme vêtu de rouge avait pourtant usé avec maestria d’effets pyrotechniques magiques pour rendre son cours d’histoire moins abstrait, mais rien n’y fit, ce qui l’agaça au plus haut point. Il amplifia le volume de sa voix grave pour résonner entre les murs de l’ancienne cathédrale, afin de percuter les esprits des jeunes disciples assoupis aussi bien que leurs tympans. « J’ATTENDS UNE RÉPONSE INTELLIGIBLE et intelligente de votre part, pas l’écho de vos ronflements! Vous me donnez l’impression de faire cours à une bande de méropes gluants !! J’attends également de la discipline et de la motivation. Je vous rappelle que vous n’êtes plus des enfants, et que votre examen d’admission au magistère arrive très vite. Alors soyez prêts ! » Le vieux professeur toisa silencieusement du regard autant d’élèves qu’il le put tout en caressant sa longue barbe neigeuse. Il marqua une pause lorsque celui-ci se posa sur le jeune Gallen, décidément bien trop absorbé par ses pensées. Enfin, plutôt une en particulier, du nom de Iridesca Baldrem. Il ne restait que quelques jours pour lui parler avant qu’elle ne s’éloigne. Il avait depuis longtemps été décidé qu’elle intégrerait l’ordre des Soeurs de givre, comme chacun des membres féminins de sa prestigieuse lignée avant elle, alors que Gallen l’avait suivie dans l’étude de la magie sans trop savoir quelle voie choisir. Son cœur galopant fut soudainement aliéné par le lourd regard de mépris de son aîné et maître. Un soubresaut à la texture de verre pilé lui ponça l’échine, en lui faisant lâcher par réflexe sa plume imbibée d’encre noire, qui alla se loger dans la pilosité immaculée du vieil homme face à lui. Il n’était jamais bon de mettre un mage du Souffle en colère. Leur sorcellerie enflammée n’était pas la seule chose explosive chez eux, et Maltus l’Ancien était réputé pour être l’un des plus caractériels. Un brasier dansait déjà devant ses yeux pour griller à point un Gallen paniqué, sous la rumeur moqueuse de la classe. Soudain, la cloche salvatrice sonna la fin du cours et la libération de l’infortunée victime, qui se voyait déjà en heures de colle à piétiner des charbons ardents.
Il sortit aussi rapidement qu’il le put pour espérer passer quelques minutes avec Iridesca avant le début du cours de minérallomancie, lorsqu’une main l’agrippa par l’épaule. Il craignait de voir le vieux Maltus furieux se projeter derrière lui, mais fut rassuré lorsqu’il vit l’air jovial et un peu désemparé de son ami d’enfance, Pieters. « Ben alors, vieux? Qu’est-ce qui t’arrive? Tu as l’air de m’éviter ces derniers temps! Oh… je comprends. Toujours après ta belle, hein? Tu devrais laisser tomber, cette fille-là ne vit pas dans le même univers que nous. T’existes même pas pour elle! Alors que d’autres n’attendront pas indéfiniment que tu te décides… » Pieters avait remarqué qu’une autre jeune étudiante un peu timide, Misseï, les observait, sans toutefois oser s’approcher. À peine plus jeune que Gallen, elle fit semblant de saluer une amie avant de disparaitre dans les couloirs peuplés du cloître. Quant à celui-ci, il ne prêta pas plus attention à la scène qu’aux paroles de son ami. Sa tentative d’aborder l’élue de son cœur se soldait encore par un échec. Elle aussi avait déserté les lieux au bref détour de son regard. De toute façon, cela n’avait déjà plus d’importance: le retentissement si familier de la cloche marquait le début du cours suivant.
La minérallomancie était l’une des rares disciplines à vraiment intéresser Gallen, mais l’enthousiasme et la passion communicante du mage de l’Équilibre Flaverios n’y étaient pas étrangers. L’homme vêtu d’une tenue verte drapée de gris était la plus jeune recrue du corps enseignant, mais il avait cependant pu gagner le respect de ses pairs par la maîtrise exceptionnelle de ses impressionnants pouvoirs magiques. Aux antipodes de la magie de Souffle, plus spectaculaire, celle de l’Équilibre étudiait les rapports de force, leurs interactions divergentes et convergentes, et leur point de rupture jusqu’à l’obtention d’un nouvel équilibre précaire conduisant ainsi à une adaptation, une évolution, qu’elle soit d’ordre naturel, politique, ou à portée philosophique ou religieuse. Et l’une des sous-disciplines de l’Équilibre était la minérallomancie, c’est-à-dire à dire l’étude du comportement des métaux ou des minéraux en présence de forces diverses plus ou moins extrêmes. « Tout le monde est là ? Allez, c’est parti! Quelqu’un peut rappeler à la classe où nous en étions restés la dernière fois? » Gallen prit la parole. « Nous avions vu comment les métaux se comportaient lorsque les températures augmentaient. Certains devenaient instables, fragiles et dangereux, d’autres se désagrégeaient par sublimation au profit du plus résistant, alors que dans certains cas, les métaux pouvaient fusionner, formant un alliage aux propriétés surpassant celles de ses composants. » Même après avoir passé les six dernières années ensemble, le groupe semblait toujours aussi impressionné par les explications précises de Gallen, et seuls quelques rares détracteurs jaloux manifestaient leur mépris. « Excellent, comme toujours. Merci Gallen. Pour revenir là-dessus, pensez qu’un alliage n’est pas forcément une fin en soi, et peut aussi intervenir dans l’enrichissement d’autres matériaux, mais j’y reviendrai un autre jour. Passons à autre chose. » Flaverios fouilla dans la poche de son veston pour en sortir un morceau de charbon de la taille de son poing. Tout en jonglant avec, il demanda: « Qui connait le nom de la force qui nous maintient au sol, faisant en sorte qu’en dépit de la puissance avec laquelle je lance ce charbon, il me retombe toujours dans la main? Oui, je l’ai entendu: c’est la gravité. Elle aussi a son mot à dire dans le processus de recréation ! Maintenant, observez. » Le mage commença à se concentrer sur l’air entourant la pierre noire. Il le compacta, le densifia, le faisant pénétrer plus profondément dans chacune de ses aspérités, qui semblaient se resserrer sous la pression. Puis, elle se fissura. « Voilà, nous sommes à son point de rupture. Continuons, j’augmente encore la gravité » informa-t-il à ses disciples. « Regardez bien. La pression devient extrême à ce niveau. Le minéral me remplissait la main, il fait maintenant la taille de mon ongle. Notez que ses aspérités ont disparu, que son aspect est devenu lisse et brillant. Le carbone s’est adapté à son nouvel environnement en devenant… plus dur oui, plus régulier, aussi ! Mais qu’est-ce que c’est? J’écoute? Oui, un diamant! Celui-ci n’a aucune valeur en bijouterie. Tenez, je l’offre à Gallen, il était particulièrement enthousiaste sur ce cours! » Le précieux objet, qui avait pris la forme d’un papillon, se mit à battre frénétiquement des ailes pour se poser sur le bureau de l’intéressé au regard avide de savoir. « Oh, vous vous étonnez de voir voler une pierre ? Ça tombe bien, la télékinésie et la portance feront l’objet du prochain cours ! À la prochaine ! Oh, et avant de partir: je sais, c’est barbant, mais votre examen d’admission est dans quelques semaines. Si vous n’avez pas encore spécifié vos souhaits d’orientation, allez voir l’Oniromancienne à la croisée des chemins cette nuit, elle vous guidera dans vos désirs latents. Pensez-y!! »
Le cours terminé marquait également la fin de la journée pour bon nombre d’aspirants mages, exceptés ceux participant aux cours optionnels. Mais Gallen n’était pas ce genre de disciple, assidu et consciencieux. Il rentra chez lui, traînant des pieds en compagnie de Pieters, là où les apprentis Invocateurs et les meilleurs Chevaucheurs de Tempêtes pouvaient se permettre de parader fièrement sur le dos de leur monture. Alors que l’un d’eux le bouscula malencontreusement, maîtrisant maladroitement son animal mystique, ses pensées en firent tout autant, toutes tiraillées entre raisons et sentiments. Le fait était là : il avait voulu intégrer le prestigieux magistère d’Illumen pour être près d’Iridesca, et maintenant qu’elle lui devenait chaque jour un peu plus étrangère, il ne savait pas quel avenir se donner. Qu’avait-il cru, au fond? Toute petite, elle lui avait déjà parlé des Soeurs de Givre, de leurs pouvoirs sur l’écoulement du temps et de sa famille. Sa famille, et le poids qui pesait maintenant sur ses épaules. « Les obligations de la vie passent avant les douces envolées lyriques, il n’y avait qu’un rêveur pour les ignorer. Un rêveur ? Peut-être que je devrais moi aussi rencontrer l’oniromancienne, elle m’aidera sûrement à voir plus clair dans ma situation. » Gallen accéléra le pas, bien décidé à rentrer avant la nuit tombée, en laissant en retrait un Pieters à bout de souffle.
Après avoir survolé les sempiternelles questions de sa famille sur la journée écoulée, et englouti un repas frugal trop léger attisant la désapprobation de sa mère, Gallen s’allongea sur son lit confortable pour entrer en sommeil méditatif. Il étendit sa conscience au-delà de sa propre existence à la recherche de l’oniromancienne, car c’était de cette façon qu’il fallait procéder : on ne se présentait pas à son bureau une convocation à la main. Elle n’en avait d’ailleurs aucun. Enfin… Aucun qui fut sur le même plan d’existence que le nôtre. Alors que Gallen lâchait de plus en plus prise sur la réalité, il se retrouva dans sa salle de classe habituelle. Il avait cependant toujours conscience de s’enliser dans son rêve, car il n’avait pas le moindre souvenir de son retour en classe. De plus, la grande horloge de la cour n’indiquait que les heures, pas les minutes. Et elles défilaient extrêmement vite ! Le jeune apprenti-mage décida vaillamment d’explorer les environs. Non pas qu’il y eut de véritable danger, mais tout pouvait survenir ici, dans la réalité onirique. Les couloirs semblaient peuplés d’ombres furtives filant à toute vitesse dans les différentes salles, ne laissant à l’oeil humain que la possibilité d’observer les curieuses traînées obscures figées un instant derrière elles, semblables à des fibres de laine arrachées. Au détour d’un long couloir sombre, Gallen se rengorgea. Il venait de trouver une porte qui n’existait pas dans sa dimension, marquée du sceau de la personne qu’il était venu voir. Il déglutit à nouveau en entendant l’air glacial siffler dans la serrure. Lorsqu’il pivota la poignée ronde, il se retrouva face à un escalier. Haut de cinq marches seulement, il était cependant impossible de déterminer avec précision ce sur quoi il aboutissait. Le jeune disciple les monta prudemment, en assurant chacun de ses pas. Comme la montée franchie ne laissait pas apparaître le moindre chemin, Gallen prit son courage à deux mains, puis fit une enjambée supplémentaire en direction du vide, pensant voir se dessiner une issue quelconque devant lui. Le monde des rêves est le plus souvent fantasmagorique. Parfois allégorique ou effrayant, mais rarement logique ou réaliste. Le jeune homme fut saisi d’effroi par la précision des sensations de chute qu’il ressentit. Hébété, haletant, en perte d’oxygène fuyant ses poumons, il tenta dans une réaction irrationnelle, de s’accrocher désespérément au vide pour ralentir sa descente abrupte. Il se préparait mentalement au choc éventuel de son impact sur le sol en repensant aux cours sur l’Équilibre, à la gravité et au point de rupture -le sien en l’occurrence-, lorsqu’il aperçut une forme laiteuse et opaque en contrebas. Une fumée épaisse ? En l’embrassant dans sa chute, Gallen la traversa, ce qui ralentit quelque peu sa chute. Il s’agissait en fait de nuages bleutés, ouvrant sur un monde tellement délirant qu’il eut le plus grand mal à comprendre ce qu’il voyait. Il chutait toujours, mais beaucoup moins rapidement, lui laissant le temps d’apprécier la vue aérienne du monde se dessinant au-dessous de lui. De curieux poissons-éclair ailés virevoltaient à proximité dans un ciel teinté de rose. Il tenta de s’accrocher à l’un d’eux lorsqu’il passa au travers. Plus bas, une forêt blanche de ce qu’on aurait pu appeler des conifères vivants semblaient déplacer une montagne noire pour gagner en espace et prospérer, alors qu’un lac rouge de feu se rapprochait de l’observateur. Gallen paniqua un instant, puis fut soulagé de constater que les caresses des flammes tièdes semblaient plutôt agréables au toucher. De la vie s’y était également développée. L’apprenti rêveur en sortit sans encombres, en chevauchant l’une des créatures locales, une sorte de cheval aux nageoires arc-en-ciel recouvert d’écailles mordorées, dont le galop sous-flammin produisait une douce volute aux effluves de vanille. Lorsqu’il en fut sorti, il eut à peine le temps de lancer un adieu à son ami du moment, qu’il se retrouva sur une vaste étendue sans relief apparent, sur lequel se croisaient et se découpaient d’innombrables sentiers, jonchés chacun par un matériau différent. Qu’ils soient de briques ou de soie, d’or ou de paille, ou encore de tourbe ou de cristal, tous se recoupaient en un gigantesque point central. En son centre, quelqu’un attendait.
L’oniromancienne apparaissait toujours sous les traits agréables d’un proche. Elle avait cette fois le visage d’Iridesca, mais les nombreuses années écoulées en avaient estompé les traits aussi bien que ses propos, dans l’esprit de l’étudiant en magie. Pourquoi ce vieux souvenir émoussé lui revenait-il, alors que le trépas s’apprêtait à lui ôter son dernier souffle? Gallen l’ignorait. Peut-être s’agissait-il de son dernier moment d’insouciance, que son subconscient exhorte à ressortir pour rendre le passage de la vie à la mort moins anxiogène ? Il est vrai que les choses ne s’étaient pas enchaînées favorablement. Cependant, une chose était désormais acquise: le vieil homme, bien que modeste enchanteur dans sa jeunesse, avait marqué le monde de son empreinte, bien plus qu’il ne l’aurait voulu. L’alliage de métaux qu’il avait créé, l’Iridium, avait mené le monde à son point de rupture. Cependant, il ne vivrait pas assez longtemps pour en apprécier le nouvel équilibre. Pour les personnes qui l’avaient connu, il était l’insouciant, mais serviable Gallen, l’homme de bien. Pour d’autres encore, il serait Gallen, le mage des Regrets. Mais pour le reste de Synellia, il ne serait que l’Alchimagus du Chaos Perpétuel, Feldrynn le haï.
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