Chapitre 03:

Posté le 27 décembre 2019 par LAD dans Fictions

L’expédition du prince fut prestement planifiée. Vivres, armes, cordages, bandages, et autres nécessités, tout fut soigneusement préparé, empaqueté, étiqueté et chargé sur de solides montures, pour que la joyeuse équipée puisse s’organiser. Bien que l’aventure s’annonçait périlleuse, certains de ses hommes se portèrent volontaires pour assurer l’escorte du couple princier. Oh, c’est vrai, je ne l’avais pas encore précisé, mais Nocturne était loin de l’image de princesse effacée habituellement prêtée aux nobles de son rang. Lorsqu’elle fut mise au courant des agissements de son invité, elle ne s’en laissa pas conter :

 

« -J’ai ouï dire que vous comptiez vous emparer d’une larme du géant Grikh-Seregh. Je viens avec vous, que vous le vouliez ou non.

-Il n’en est pas question, princesse. Peut-être avez-vous quelques qualités aux abords de ce contexte, et j’admire votre hardiesse, mais je ne saurais vous protéger hors de ce palais.

-Me protéger ? De grâce, ne vous fiez pas à mes atours de dame de la cour, troubadour de noble lignée. Une fois apprêtée et équipée d’un arc et d’une épée, vous verrez en moi une précieuse alliée. Et d’ailleurs, comment comptez-vous mettre en pleurs le dernier individu de son genre qui a vu tous les siens se faire massacrer jusqu’au dernier, vous qui n’avez connu que le bonheur et le désir de vagabonder au mépris des heures ? Par une joviale moquerie, ou une douteuse contrepèterie ? Cela aura le mérite d’alléger son humeur, avant qu’il ne fasse de vous son quatre heures !

-Et donc, à voir votre saillant sourire, c’est ici que vous me proposez séant les services d’un quelconque de vos talents ?

-Exactement ! Je suis la reine du récit, l’enchanteresse du chant, l’apôtre de la dramaturgie théâtrale !

-En vérité, vous voilà fort lotie de la vertueuse verve des plus modestes démunis !

-Oh, je vous en prie ! Cessez vos pinaillages. Je ne veux pas être saisie dans l’âge par ce sordide sorcier. Je serai plus en sécurité avec vous, où que vous alliez.

-Très bien… Il ne reste plus qu’à en parler à votre père.

-C’est déjà fait. Il est moins sectaire que vous l’imaginez. Je l’ai convaincu sans délai ni regret. Ce fut facile, ma sécurité n’est pas compromise si on ne sait où me trouver. »

 

Sur ces paroles, Nocturne alla se préparer. Elle se retourna en arborant un triomphant sourire à son interlocuteur, qui lui rendit un regard moqueur. « Hé bien Valdée, dans quelle situation t’es-tu encore fourré ? » Il déambula en direction des écuries un brin hébété, fort princier et à tort, pincé par cette joute verbale mal placée.

 

« -Grand-mère, ils se sont aimés de suite, Nocturne et Valdée ? 

-Hé bien mon chéri, c’est compliqué. L’amour est fugueur, subtil, parfois rieur aussi, et bien malin serait celui qui pourrait pointer du doigt l’instant précis où tout commence. Mais… Et toi, alors ? Tu n’avais pas une petite copine ?

-Ouais, Émeline. Mais je la vois plus depuis que j’ai emménagé avec toi et que j’ai dû changer d’école.

-Oh… Je l’ignorais. Désolé d’avoir dû t’imposer ça après… tu sais… la disparition de tes parents. Heu… Reprenons, tu veux bien? Hum… Le périple… »

 

Le périple s’annonçait dangereux pour nos valeureux héros. Afin de les escorter, six soldats aguerris d’Hémimundi furent choisis parmi les volontaires, tandis que six guerriers de Valdée parmi les plus téméraires, les rejoignèrent. Triés sur le volet, les quatorze aventuriers formaient ensemble la Compagnie du Crépuscule. Hélas pour eux, ce nom fut judicieusement choisi, car dans cette quête, soyons honnêtes, peu en sont revenus en vie. 

 

Sur la berge de l’Éternel Soupir, Firion tomba sans coup férir, happé dans le tréfonds de la cascade du Désir par une entité éthérique au sybillin dialecte envoûtant, propre à rendre n’importe quel esprit dément. Son sacrifice, bien que tragique, ne fut ni oublié, ni vain, et permit à tous de continuer leur chemin bercé par le chagrin. Dans l’épaisse brume des vastes plaines d’Aspharot, se terrait un mal ancien redouté d’instinct par tout être humain. Insidieux et sournois, il opposa leurs peurs à leur foi. Ce jour-là, Klem, Glenn et Wrenn s’entretuèrent. Hermétique à toute raison, le jeune archer Wrenn décocha sa flèche sans sommation. Celle-ci arracha la glotte de Glenn et siffla dans l’opacité du vent. Vindicatif, le grand guerrier germanique se jeta sur le frêle archer en représailles, et laissa sa large hache s’abattre sur sa nuque fraîchement raccourcie. Ses yeux tressaillirent sous l’assaut, et roulèrent dans leur orbite. Mais son râle de douleur avait déchiré le voile de stupeur du malheureux Klem à proximité. Il avait assisté à la tragédie, effaré et interdit. Celui-ci s’était déjà blessé sur une falaise escarpée, et son équipement avait chuté dans un sombre fossé. Seule sa ceinture dotée de quelques couteaux de lancer fut épargnée. Le combat fut court, et la douloureuse agonie, interminable. Elle marqua au fer rouge le cœur des personnes ayant eu le dégoût d’entendre les ignobles suppliques de la victime torturée. On raconte que même aujourd’hui, leur écho résonne encore par vent fort en cette maudite prairie. Quant à Glenn, personne ne le revit. Cependant, il semblerait avoir survécu un temps par on ne sait par quel moyen, à la fois bourreau déchaîné et victime aliénée de ses pulsions paranoïaques assassines, avant de périr de ses propres mains lors d’un matin lucide.

 

Frill et Flynn ne se connaissaient pas avant le début du périple. Pourtant, un lien d’amitié se forgea entre le vieil homme et son presque disciple. Bien que fébrile, Frill l’ancien fut jadis un malin magicien. Flynn, quant à lui, fusait d’instinct, et son insatiable curiosité n’avait d’égale que ses étranges habilités à concocter de mystérieuses potions accélérant la guérison de ses compagnons, lorsque ceux-ci étaient blessés par le sort ou par l’épée. Pourtant, il fut bien démuni lorsque son mentor fut frappé d’une bien curieuse maladie. En effet, sa peau se recouvrait d’écailles brunes, tandis que sa raison déraillait parfois sous l’émotion, en proie à quelque rêve ou hallucination. L’apprenti ne comprit que trop tard ce qui arriva à son maître et ami : en possession d’un talisman maudit, son esprit fut perverti par la connaissance d’un sortilège interdit. Celui-ci lui rendit ce que le temps lui avait volé, sa jeunesse d’antan fort appréciée. Folie ou instinct de survie, il ne comprit pas tout de suite le prix à payer, une apparence altérée et les âmes de ses proches, damnées. Condamné et résigné, lui aussi se suicida lorsque Flynn, de son plein gré, se sacrifia pour sauver son âme égarée.

 

Giratt parlait peu, mais il était apprécié dans la compagnie de Crépuscule pour sa maîtrise des arts et des runes. Un jour, il vit en pensée sa propre fin dans un désert lointain, alors il quitta à contrecœur ses voisins de selle afin de contrer son funeste destin. Seulement, ce dernier le rattrapa lorsque ses amis furent capturés par une tribu locale, perdue au milieu des dunes et des crotales. Il brava vents et sables brûlants jusqu’au village des sauvages, interrompus dans leur rituel sacrificiel par la présence venue du ciel d’un aigle qui fondit sur eux. Car en vérité, Giratt avait la surprenante capacité de se transformer en n’importe quel animal auquel il pouvait penser. Ils furent de prime abord subjugués lorsque celui-ci s’adressa à eux dans un langage ne leur étant pas familier, et bien qu’ils ne comprenaient rien à ce qui leur était raconté, la voix vociférante de l’oiseau qu’ils prirent pour leur dieu, suffit séant à les dissuader de rôtir ses compagnons vivants. Ni une, ni deux, tous furent détachés, et prirent la fuite sans se retourner. Mais malheureusement pour Giratt, blessé, bon dernier à filer, l’ambition démesurée de certains prit le pas sur leur dévotion, et le glas de sa destinée résonna lorsqu’un coup de lance en plein cœur le faucha. Avec délicatesse cet organe fut découpé, cuisiné et consommé pour renforcer la hardiesse et la vigueur des seigneurs les plus affamés.

 

« -Grand-mère, c’est horrible !

-Heu… Certes, certes! Dieu, j’avais oublié à quel point ce livre était violent ! Avançons de quelques pages, tu veux bien ?

-Ouiii ! Raconte-moi leur arrivée devant le géant ! Comment ça s’est passé ?

-Voyons voir… Ah, je l’ai. »

 

Ils n’eurent guère le temps de s’apitoyer sur la perte de leur ami, car devant eux se dressaient des collines ensablées à l’infini, jusqu’à ce fameux jour (ou plutôt cette fameuse nuit), durant laquelle le paysage changea du tout au tout. La traversée du désert d’Emrah offrait dorénavant aux compagnons d’infortune, une vue dégagée sur une luxuriante oasis entourant un temple ancien. La lune éclairait leur chemin, et les étoiles suffisaient à guider leurs mains lorsque leurs yeux se perdaient dans le lointain. Chacun fut bientôt libre de se restaurer avec les délicieux fruits sucrés suspendus aux lianes et aux palmiers. Les animaux assoiffés avaient, quant à eux, tant souffert de la traversée… Il s’oublièrent un temps, se désaltérant ou s’ébrouant dans l’eau douce. Tout était bon et beau, puisque la flore aquatique guérissait aussi tous les maux jusqu’aux plus bénins, et tous furent tentés d’oublier leur mission de secours, gourds de leur esprit serein. Euphoriques et sourds de leur découverte, personne ne prêta l’oreille aux grognements lourds s’insinuant sous le sable vallonné. Car dans les ruines inexplorées, vivait le dernier géant endormi sous leurs pieds. Il fut de terriblement mauvaise humeur une fois réveillé, à tel point que le sol vibrait à chaque pas qu’il faisait. « Qui ose me déranger dans ma sieste en ce lieu égaré ? Qu’il s’approche et me supplie de l’épargner, ou je lui ferai regretter de m’avoir rencontré ! », scanda-t-il en un souffle rauque et saccadé. Valdée s’approcha avec désinvolture : « Mes aïeux, quelle stature, quelle prestance, quelle allure ! On ne m’avait point menti, une vraie force de la nature ! » Le géant, prêt à écraser le courageux prince, laissa tomber le rocher qu’il menaçait de faire s’écrouler sur l’intrus mal avisé. Courroucé et passablement aviné, il soupira en massant son cou disloqué, puis s’assit sur le roc fissuré par le poids imposant de ce dernier. « Arrête tes vaniteuses mondanités, infime scarabée ! Pourquoi détruisez-vous mes terres en arrachant mes fruits et mon lierre ?! Par tous les dieux, je jure de vous démembrer, de vous dépecer et de vous dévorer ! A moins bien sûr que vous ne transportiez quelque alcool qui me fortifierait pour m’indemniser de cet odieux forfait ! » Il menaçait toujours Valdée de son énorme poing difforme. Le prince aventurier allait rétorquer, lorsque l’angélique Nocturne intervint avec tact et douceur : « Hélas, nous ne pouvons vous dédommager, grand et noble seigneur. Je peux lire en vos yeux rougis de colère toute la rancoeur que vous pouvez nous porter. Mais de grâce, ouvrez votre cœur, je vous prie de bien vouloir m’écouter. Mon royaume se meurt, et vous seul à ce jour pouvez nous aider. » La princesse plaida si bien sa cause avec éloquence, en mêlant fatalité et tragédies passées, que la décence de l’individu immense vacilla en un torrent de pleurs mâtiné de sa propre douleur. Par pur bonheur, battait un vrai cœur d’artichaut sous les muscles saillants et l’épaisse peau de ce puissant agneau. Mais le plus important pour la suite de notre histoire, est que ses larmes possédaient un bien étrange pouvoir: elles brillaient de mille feux dans le noir, suffisamment pour faire croire à un craintif sorcier diurnophobe que les durs rayons de soleil mordorés dardaient déjà le voile épais des nuits bien entamées. « Bouuh, votre récit est si triste ! En quoi puis-je vous aider ? », demanda le corpulent Grikh-Seregh. Nocturne parlait toujours avec sincérité, tandis que Valdée s’efforçait de recueillir le précieux liquide dans une fiole limpide pour ne pas en altérer leurs capacités: « En vérité, vous venez de le faire, immense et massive Grandeur. Sachez que je compatis aussi à votre douleur, et peut-être trouverez-vous la paix si je vous disais que le massacre injustifié des vôtres ne sera jamais oublié par delà nos contrées ? Enfin, si celles-ci devaient subsister… » La voix de la jeune femme se perdit dans le vent du désert ardent, lorsqu’elle se retourna pour saluer d’un geste le malheureux géant irriguant ses fleurs de ses sombres sentiments.

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