Chapitre 04:
Des mois s’étaient écoulés depuis que tous avaient délaissé peuples et foyer. Cependant, pour Valdée et sa bien-aimée, la plus somptueuse des demeures résidait dans leurs coeurs écorchés, tendrement liés par l’infortune. Car celle-ci frappa et s’acharna de manière opportune. Mais lisez donc : le trajet du retour ne fut pas avare de débats ni de discours sur le trajet à emprunter. Bien que partagée, la noble équipée requinquée par les bienfaits du farouche désert avait tranché pour effectuer un léger détour, afin d’éviter de revivre la perte des tragédies passées. Bien mal leur en a pris, car le fugace automne les surprit de ses imposantes pluies ravageant la topographie, et ce qui était auparavant un val accessible se transforma en lac aux eaux acides. Amer et peu sucré, le prince lâcha d’une embardée : « Nous voilà bien, notre chemin cède une fois de plus sous le poids du destin. Qu’on me coupe la main s’il ne s’agit pas d’un coup de ce maudit magicien ! Très bien, il marque un point… Changeons de terrain, et gagnons en vitesse. Si nous ne pouvons sillonner entre les montagnes, alors passons par dessus ! Allons, pressons mes amis, le pic du Déchu nous souhaite déjà la bienvenue ! » Il fut convenu pour leur bien-être, que les chevaux survivants devaient rester là où ils se trouvaient. En effet, comme ils ne pourraient jamais escalader les pentes abruptes qui les attendaient, la compagnie décida de les abandonner, au grand dam de Chyrenn, dans une clairière clémente dans laquelle ils pourraient paître et se reposer. Qui était Chyrenn, demandera le lecteur assidu ? À cela, je n’ai aucune certitude. Douce et passionnée, elle avait égayé de ses cheveux dorés et de ses rires colorés les jours sombres de la traversée. Pourtant, sa personnalité enjouée comptait bien des drames enfouis dans son passé, qu’elle n’évoquait qu’à demi-mots cryptiques, une fois quelques verres vidés. Elle trouva une nouvelle raison de vivre auprès du peuple voyageur. En tant que dresseur féminin et maître animalier, les montures dont elle devait s’occuper passaient toujours en premier, quitte à leur sacrifier son pitoyable repas journalier. Les larmes coulèrent lorsque les brides tombèrent. Une dernière caresse, un dernier adieu, un dernier regard jeté en ce lieu, avant d’entamer la périlleuse montée, chargés qu’ils étaient comme des bœufs.
Pics, pioches, cordes et piolets, tout fut mis à contribution pour dompter le monstre enneigé aux crocs acérés. Hélas, une fois de plus, le prix à payer fut bien élevé… En bout de cordée, Shyrenn l’optimiste convaincue et joviale invaincue, chuta. Ironiquement trop attachée à ses amis vivant leur dernière heure, elle n’hésita pourtant pas à trancher le lien pour leur éviter l’horreur de la paralysie et de l’oubli, leur donnant ainsi un mince espoir d’escalader les parois verglacées. On raconte dans les légendes qu’on l’aurait vu déployer ses ailes dans le tréfonds des brumes, avant de s’envoler pour ne plus jamais se poser. Gardons cette idée intacte, plutôt que de penser à son probable démembrement, entraînée dans la tombe telle une enclume éviscérée par un destin broyé, qu’une vie épuisée aurait trop malmené.
Le cœur en émoi des survivants gelait d’un effroi à vous glacer le sang… Huit innocents avaient péri tragiquement. La mort en prédatrice avait surgi pour mieux s’enfuir, leurs âmes entre ses dents, laissant au passage une profonde cicatrice aux épargnés demeurant, un moment durant, le regard perdu dans le blanc néant. Mais même haggard et tous sens désorientés, la compagnie devait avancer, afin que Shyrenn et les autres ne se soient pas inutilement sacrifiés. Quand on y pense, les trépassés eurent de la chance, car le pire était à venir. Affaiblis et dorénavant perdus en milieu hostile, les six aspirants grimpeurs commençaient à ressentir faim et douleur. Malheureusement pour eux, une bonne partie des vivres s’était évaporé dans les cieux. Quant au sommet, il semblait inaccessible, à mille lieux au-dessus d’eux. Aucun effort, aucune prière ne semblaient les en rapprocher. Démons et dieux se montrèrent distants à leurs suppliques. Sceptiques mais malgré tout prudents, leur foi amputée par le froid mordant, il avançaient lentement lorsque Valdée se montra encourageant : « Là ! Attendez, je crois distinguer une grotte à notre portée pour nous abriter! »
Ivres de givre et de colère, transis de froid et de faim amère, tous se refugièrent, cloisonnés dans leur douleur. À l’intérieur, tandis que leur désarroi s’aiguisait devant un mince feu mortifère, la situation s’envenimait avec l’animosité alimentant leur ardeur :
« -Il faut se rendre à l’évidence, nous avons tout perdu ! Le pic infini nous fait toujours barrage, nos vivres sont perdues !
-Et notre Shyrenn… n’est plus. Il serait plus sage de tourner la page, et de s’avouer vaincus.
-Que pouvons-nous faire, piégés dans cette galère ? Impossible d’avancer ni de reculer ! Nous ferions mieux de tous nous suicider sans délai, plutôt que de nous condamner à voir le reste d’entre nous s’éteindre sous notre nez !
-Je suis désolé… (kof, kof!) pour toutes ces infortunes avérées, mais je n’ai, pour ma part, nullement l’intention de renoncer. (Kof, kof, kof !) Trop de pertes ont été consenties. Vos âmes inertes sont-elles déjà endolories au point d’oublier l’enjeu de la compagnie, ou le peuple de Minuit ? (Kof, kof, kof, kof kof !)
-Sinead… »
Allongé contre le mur, l’homme d’âge mûr tenait un discours sûr malgré son état de santé dégradé. En effet, celui-ci s’était gravement blessé au fémur en tentant une manœuvre désespérée, afin de sauver en vain eau et nourriture, que le vide avait dévoré. Aussi dur que fut son regard, il se reprochait cet échec sans fard. Dorénavant fardeau à la volonté inflexible, il dispensait conseils et mots devant un public fébrile. « Maigre soutien, en vérité », pensait ce dernier, dont le courage venait maintenant à manquer. Car au fond de lui, il n’aspirait qu’à voir le reste de sa vie s’écouler rapidement par le biais de sa jambe décharnée. Hélas, ce ne fut pas le cas, car gangrène et saignements furent ralentis par la température amoindrie de ces jours obscurcis. Les suivants n’en furent cependant pas plus cléments, et sa raison céda sous la pression d’une fièvre en ascension. En proie aux hallucinations, son cœur capitula, victime de ses fourbes visions. Avec Sinead, le dernier pan d’humanité dont faisait preuve le groupe s’était effondré, et à l’exception de Nocturne et Valdée qui se nourrissaient d’un amour inconditionnel, tous se noircissaient de leurs plus sombres instincts primaires et de leur fiel.
« -Mangeons-le, dévorons-le ! Vidons-le de ses entrailles !
-Entre folie et survie, j’ai choisi ! Que ma raison déraille !
-Oui, bien dit ! Et ce n’est pas comme si on lui avait ôté la vie ! On l’a porté jusqu’ici, alors qu’il finisse en gigot ou en rôti !
-Vous en prendrez bien un morceau, pas vrai, Vos Seigneuries ? »
« -L’un d’eux sortit alors son poignard qu’il planta dans le corps du mort. Vantard, il montra son savoir en matière de dépeçage et de désossage…
-Grand-mère, c’est quoi le dépucelage ?
-Le dépeçage, chéri, le dépeçage ! C’est heu… C’est comme quand tu épluches une banane ! Oooh, ce n’est pas ce que je voulais dire ! Mais tu sais quoi, Cédric ? On va oublier les détails, et se concentrer sur l’histoire, tu veux bien ? »
Le couple princier ne riait guère devant la misère de leurs pauvres congénères. En enfer, l’opportunisme était toujours roi, et la foi, aux abois. Ils s’indignèrent intérieurement, mais n’en firent rien paraître, heureusement. Car tous deux connaissaient le triste sort qui leur était réservé, si la tempête devait durer plus longtemps que la nouvelle denrée de ces animaux affamés. Leur décision était prise: ils ne pouvaient rester, et ceci marqua la fin de la compagnie du Crépuscule.
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