Chapitre 05:
Par une nuit d’accalmie, Nocturne et Valdée avaient subrepticement fui les trois compères cannibales, en emportant avec eux un équipement de fortune bien léger. Bien mal leur en a pris, car il ne leur offrit qu’un maigre répit. En effet, le froid s’était à nouveau durci, et les semi-hommes aux dents sales et pourries salivaient déjà de pouvoir mettre les crocs sur leur royal gibier, car leur plus grand fantasme refoulé était dorénavant de se délecter de chair princière à satiété. L’effort fut intense dans la neige dense, et le périple, immense. Mais un évènement opportun trancha le destin en faveur du couple, sous la forme improbable d’un poulpe. Aucun d’entre eux n’avait remarqué la plate étendue d’eau gelée sur laquelle leurs pas évoluaient, ni l’ombre nichée dans un follicule caverneux qui menaçait de les projeter. Soudain, les tentacules brisèrent l’épaisse couche de glace comme une coquille d’oeuf, et tous furent surpris de cet improbable coup de bluff. Surtout les chasseurs. Le premier voltigea contre une paroi pour se planter sur un rocher escarpé. Pris de panique, les deux autres furent happés dans l’immensité aqueuse.
Heureusement pour nos héros hébétés, la pieuvre était en fait domestique, et servait de monture à un homme en combinaison, scientifique de renom, féru de fonds sous-marins, de faune et de flore à profusion. « Professeur Sirion, à votre service ! Veuillez pardonner cette singulière intrusion, mais vous sembliez en détresse. Oh, et n’ayez pas peur de Daphné, c’est une bonne grosse ogresse qui s’engraisse uniquement de poissons ! En quoi puis-je vous aider ? » Les jeunes gens se relayèrent pour relater brièvement les faits et parler de la malédiction. Le vieux scientifique demeurait silencieux, mais comprit l’urgence de la situation. « Je vois… Ne perdons plus de temps. Une chance, j’ai toujours des scaphandres de rechange par précaution. Enfilez-les, ils vous réchaufferont. Ensuite, vous chevaucherez Daphné avec moi à vos côtés, je vais vous faire regagner rapidement l’autre versant pour un climat plus clément. Vous verrez, grâce aux courants marins descendants, vous y serez en un clin d’œil ! »
Le voyage fut infiniment plus agréable qu’à l’aller pour nos héros princiers. Tandis le dessus de la montagne offrant tramontane et neige, n’inspirait que désolation et pitié, les fonds marins, riches et lumineux, évoquaient toutes sortes d’émotions véhiculée par tant de beauté déployée. Émerveillés par la nature abondante et la vie qui y pullulait, les compagnons oublièrent un temps, faim, morbides pensées et durée du trajet, extrêmement rapide au demeurant. « Terminus, tout le monde descend ! Vous avez apprécié la traversée ? » Le céphalopode les enroula de son tentacule délicatement, pour les déposer à la sortie d’une cascade, à l’endroit même où leurs chevaux avaient séjourné. Ils broutaient paisiblement, attendant peut-être leurs propriétaires dans cette chaleureuse clairière protégée de magie et de mystères. Leur équipement et leurs denrées demeuraient intactes, et tous furent soulagés de pouvoir continuer leur quête désespérée. Un dernier signe de la main au curieux professeur ainsi qu’à son étrange monture, plomba l’envol de leur destin.
Après une journée de repos et un copieux repas de fruits séchés et de gruau issu de leurs provisions délaissées à l’aller, ils se réveillèrent tôt le lendemain pour arpenter leur long chemin. Mais l’inquiétude avait désormais laissé place à la lassitude routinière de journées trop similaires. Les périples vinrent à manquer, et la passion réciproque des amants, à s’édulcorer. Les disputes éclatèrent sans détour sur le retour. Nocturne reprochait à Valdée la fiabilité des hommes qu’il avait rigoureusement sélectionnés, puisque ceux-ci, rappelez-vous, avaient voulu les garder pour dîner au fond de la caverne gelée. Quant au prince, il se demandait encore pourquoi il avait accepté d’emmener cette hautaine entêtée qui le perturbait sans arrêt.
« -Grand-mère, je comprends pas. Pourquoi ils se disputent maintenant ?
-Mon petit, c’est que l’amour est bien volage ! Il peut être ardent, s’embraser parfois violemment. Mais si le bois venait à manquer, le voilà éteint, à tout jamais. Ainsi, il est plus facile de découvrir les qualités de l’autre dans les pires épreuves, plutôt que dans un quotidien étouffé. Tu comprends ?
-Oui… Je crois. Je sais pas. Alors ça finit comme ça, ils s’aiment plus ?
-Attends, tu vas comprendre. L’histoire est loin d’être terminée. Entre « se rapprocher » et « reprocher », il n’y a bien souvent qu’un pas. Et si une étincelle de sentiment amoureux subsiste quelque part, elle mène ironiquement à la prochaine étape : « se reprocher ». »
C’est un couple usé et fatigué qui arrivait dans les marécages boisés d’Hemimundi. Disputes et piques ne fusaient plus; lumière opaque et sourde monotonie les avaient tus.
« -Tu es arrivée, Princesse. Cesse de bouder et réjouis-toi, te voilà chez toi, un toit sur la tête. Et tu ne seras plus jamais mon fardeau. Obstinée Seigneurie, sois ravie, te voilà bientôt de retour aux mondanités des bals et des fêtes.
-Faites-moi plaisir, je vous en prie, et épargnez-moi vos stupides flagorneries. Ne riez point trop fort, car dans la vie, rien ne nous est acquis. Qu’il est beau, le valeureux héros entouré de ses guerriers les plus loyaux ! Aux armes et perdu en pleine tempête, vous ne valez guère mieux que sous la couette !
-Étendus sur un matelas givré avec les cannibales à proximité, je dirais malgré tout m’être bien accommodé. Et te voilà aujourd’hui, me glissant du vouvoiement en guise d’insulte comme si rien ne s’était passé, toi qui m’avais parue jadis si féline durant nos trop rares nuits câlines, encline à t’inonder de fougueuse sauvagerie !
-Immonde. Depuis que je vous connais, je n’aspire qu’à deux choses: enfin vous quitter et retrouver mes gens, mon monde.
-On dirait que vous vous inquiétez vraiment pour eux… Heure après heure, vous avez vécu dans l’angoisse de cet instant. Tant de choses à raconter, de retrouvailles à fêter ! Terrifiante perspective, n’est-ce pas ? »
Nocturne marqua d’une brève absence un temps d’arrêt, avant de laisser éclater un rire franc à gorge déployée. « Aaah, mon Prince ! Cette fois-ci, c’est vous qui m’avez vouvoyée ! » Elle reprit à mi-voix, plus angoissée : « Depuis mon départ, qui sait ce qui a pu leur arriver ? » Hélas pour Nocturne, ses sentiments furent avérés lorsque tous deux arrivèrent au château du roi Minuit. « Vide… Ého, il y a quelqu’un ? », héla la jeune femme. L’infortune la narga d’un écho éhonté longeant son échine d’une sueur glacée. « Vite, la salle du trône ! J’ai un mauvais pressentiment ! », lança prestement Valdée en mettant pied à terre de son fidèle destrier. Leurs soupçons furent malheureusement les bons… Le fier peuple d’Hemimundi résidait toujours ici, uni dans le déni du temps à leurs voisins du moment, et dépourvus de vie comme de sang. Le silence avait saisi dans l’instant chaque homme, chaque femme, chaque enfant, pour en statufier les grotesques expressions apeurées, figées en rictus grimaçants. « Des statues… de cendre ?! » Le prince n’eut guère le temps de prolonger sa pensée. Sa réflexion venait de se fendre au diapason des indicibles cris de sa bien-aimée. « Père ! Oh non ! J’arrive trop tard… Tout est de ma faute, ma faute !! », se maurigéna la pauvre Nocturne. Il tenta de la consoler du mieux qu’il pouvait, tant par de tendres gestes que de douces pensées, cependant rien n’y faisait. Finalement, le flot de larmes se tarit au bout d’un moment, pour laisser place aux flammes du jugement inscrites sur un visage taciturne. Son regard de braise ne trahissait que l’intensité de sa colère. « Je jure d’anéantir ce satané sorcier. J’ai une idée, mais j’ai besoin que vous m’aidiez à la réaliser. Laissez-moi faire, au nom de mon peuple, et de mon père. » Valdée essuya d’un trait la dernière larme du visage de sa chère et tendre. Il clama en souriant tristement, sans attendre: « Regardez, ici et là, tant de nos gens sont passés de vie à trépas… Comment puis-je ignorer leur sort, alors que le funeste semble guider nos pas ? Maudit soit-il… Peste sur l’infâme, et paix à leur âme. J’ai toujours apprécié me battre à vos côtés, jusque dans la mort s’il le fallait. Alors ma lame et mon bouclier épouseront votre arc et votre carquois dans l’essor de votre fureur. Ensemble, princesse Nocturne, nous boirons bientôt l’urne de la vengeance jusqu’à la lie, gorgés du sang impie de notre méphitique ennemi ! »
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