Chapitre 06:
En vérité, le plan de de la princesse aux cheveux couleur jais était une version améliorée de celui de Valdée. Là où ce dernier se serait contenté d’effrayer le sorcier en lui faisant croire, rappelez-vous, que les premiers rayons de soleil avaient percé (car il avait les mêmes propriétés carbonifères sur lui, qu’un four trop longtemps oublié le matin en cuisant son pain), grâce à la fiole de larmes du géant, celui de Nocturne, plus élaboré, consistait à utiliser le phare d’Ephraïon afin d’achever pour de bon l’adepte des magies occultes. Elle exultait, rayonnait d’une aura empreinte de colère et d’amertume, si bien que le prince au cœur voilé eut le plus grand mal à reconnaître celle qu’il aimait.
À ce niveau-clé du récit, il vous sera essentiel de visualiser la topographie des alentours du château du feu roi Minuit, pour cerner l’idée de génie germant dans l’esprit de la jeune et jolie noble à la douceur évanouie. L’emblème du pouvoir de Sa Majesté ainsi que ses remparts fortifiés siégeaient sur une falaise édentée par l’eau iodée au nord. Jadis nourricière, la mer était carnassière, et rongeait toujours plus la pierre, si bien qu’elle pouvait parfois s’infiltrer lors de grandes marées, là où une souris ne se serait jamais aventurée. Au sud, s’étendait l’ancienne forêt embrumée, donnant accès au sud-est à un petit sentier longeant la rivière de l’Eternel Soupir. La traverser menait au pire, à la terrible vallée d’Asphalot, puis au desert d’Emrah, plus à l’est, ainsi qu’aux montagnes de l’Oubli au nord, où l’insatiable appétit de leurs amis avait failli coûter la vie à nos héros amoindris. « Et à l’ouest? », demandera le lecteur clairvoyant. Donc, à l’ouest se trouvait le fameux phare d’Ephraïon, dont la portée lumineuse, très étendue, n’avait d’égale que son altière beauté. On y accédait par une route escarpée traversant la région du nord au sud, puis longeant la côte. C’est celle-ci que le malheureux peuple itinérant de Valdée avait empruntée. Elle s’élargissait en un point d’embranchement pour rejoindre Noctué, le désormais triste mausolée anthracite à l’emblème couleur nuit niché sur la falaise, la sinistre cité perdue, source de tant d’aigreur et de malaise pour le couple princier, dont le souffle venait à manquer, après avoir grimpé les mille cent cinquante six marches de l’inébranlable tour, érigée au milieu des rochers.
« -Bon… Voilà… Nous… Nous y sommes. Voudriez-vous bien avoir l’amabilité de m’expliquer pourquoi nous avons dû nous infliger pareil sévice ? Par tous les dieux, cet escalier en colimaçon aura ma raison ! J’ai l’impression que ma tête dévisse !
-Je vous explique, mais laissez-moi le temps de… de reprendre mon souffle, et vous, de récupérer votre teint habituel. Vous me donnez l’impression de parler à une écrevisse.
-Cessons de parler délices, et jetons au précipice, esquisses, prémices et supplices, voulez-vous ? Maintenant, dites-moi tout.
-Fort bien. J’ai l’intention d’inonder la forêt d’Hemimundi d’un soleil de midi en pleine nuit. Savez-vous exactement où nous nous trouvons ? Personne ne sait comment le phare solaire d’Ephraïon fonctionne, mais si nous arrivions à bloquer le mécanisme en direction de l’est, nous offrirons à ce sombre sorcier un sépulcre de cendres bien mérité.
-Je vois, c’est ingénieux. Cependant, même si nous réussissions cet exploit prodigieux, il m’apparaît un inconvénient fâcheux : les bois sont tellement brumeux qu’aucune lumière ne perce à travers eux.
-Bien vu. Mais nous avons en notre possession un objet qui, je l’espère, augmentera l’intensité du faisceau lumineux. Les larmes contenues dans ce flacon, une fois placées au diapason des cristaux amplificateurs, auront raison de l’immortel et de son démon.
-A condition d’en comprendre la complexe configuration. Une erreur, et nous voilà assaisonnés au court-bouillon ! »
Le plan plaisait à Valdée, qui ne put que rester émerveillé devant la fine intelligence de la prodigieuse princesse glacialement courroucée. Cependant, si la théorie fut facile à défendre, la pratique fut plutôt périlleuse à entreprendre. Il leur fallut des jours avant de comprendre les notes obscures gravées en langue morte par Ephraïon sur les murs, et davantage encore pour en mûrir les pensées. Mais Nocturne était loin d’être sotte, et Valdée le voyageur, le doux rêveur, la valeur sûre, touchait sérieusement sa botte en dialectes inconnus. Puis, un soir venu, déçus de leur redondante déconvenue, ils faillirent arrêter leur recherche, lorsque le destin vint leur tendre une salvatrice perche sous la forme d’une fulgurante idée, visible seulement sous un ciel d’été. « Oh, Valdée ! Regarde la pluie d’étoiles filantes ! Quand j’étais petite, je rêvais d’en être une, dansant dans le ciel ! Et maintenant… » Les amants n’eurent guère le temps de s’attrister ou de formuler leur souhait. Celui-ci était déjà en fait exaucé. Le temps s’était subrepticement arrêté dans sa lancée, sur leur jubilatoire sourire à peine voilé. « Les étoiles ! Les cristaux se paramètrent en fonction de la position des étoiles ! », scandèrent-ils, à l’unisson. Esprits en fusion avec idées à profusion, la confusion capitulait sous leur lumineuse apparition. Dans leur joyeuse satisfaction, l’euphorie de la fuyante nuit avait œuvré, en mettant leurs efforts conjugués à contribution. Au petit matin, le phare, ou plutôt l’arme étincelante était prête à être utilisée. Quant à notre couple de héros galvanisés, satisfaits de voir que leur projet tenait sur pied, il dut céder sous le poids d’un repos bien mérité, sans oublier bien sûr, de s’offrir un doux moment de lancinante promiscuité, avant d’illuminer la forêt maudite et de repartir à la nuit tombée. Un cri de rage déchaîné écorcha alors chênes et conifères pour déchirer l’atmosphère jusqu’aux oreilles des amoureux victorieux qui se souriaient, triomphants. Cependant, réjouissances et connivences furent réfrénées. L’inquiétude planait, car aucun d’entre eux ne put dire avec affirmation lequel, du sorcier damné ou du sombre démon, avait pu succomber. Quant à la rose nacrée, dont la valeur sentimentale avait considérablement augmenté dans le cœur de Nocturne avec la tragique disparition des bonnes gens de sa patrie, il restait encore à s’en emparer.
A l’orée de la selve mourante dénudée de son humidité suffocante, la végétation, loin d’être luxuriante, peinait à respirer parmi les ronces venues la hanter. Nos aventuriers arpentèrent un piteux sentier escarpé, ne menant à rien de concret, avant de s’enfoncer plus profondément en forêt. Ils avançaient d’un pas pesant, car les marécages freinaient leurs mouvements. Entre deux halètements, Valdée songea fortement : « Mais où est ce sorcier ? Est-il seulement vivant ? Je sens ce dément partout en même temps, et pourtant… » Soudain, il sortit de sa torpeur en se tordant de douleur. Quelque chose dans l’eau nauséabonde l’avait frappé de plein fouet en lui lacérant les jambes. Nocturne, ouvrant de quelques pas la marche, s’était précipitée pour l’aider, mais fut happée par les chevilles et projetée telle une brindille. Elle faillit perdre connaissance sous l’impact avant de se ressaisir. Elle n’avait pas vu cela venir : le prince, debout mais chancelant, se battait avec une forme de boue évanescente singeant une anguille. Un murmure inhumain suppura entre saules et sapins, supputé plus que susurré, comme si quelqu’un ou quelque chose se tenait près du couple aux aguets. Carnassiers, les mots prononcés tranchaient dans la lueur du soir, tels des lames de rasoir. « Ah Nocturne, pourquoi à la fois tant de mépris et d’obstination à mon égard ? Pour ce fallacieux bellâtre obséquieux aux airs libidineux ? J’aurais courbé les cieux à vos pieds si vous l’aviez souhaité, et vous donner bien plus que tout ce que vous avez toujours désiré ! Mais puisque ma convoitise m’a été retirée, vous embraserez tous deux l’enfer des fous tourmentés, je puis vous l’assurer ! Je suis maintenant la forêt dans son entièreté, et ma souveraineté subsistera à jamais ! »
« -Pourquoi il fait ça, le vilain sorcier, grand-mère ? Il a déjà fait souffrir tout le monde, qu’est-ce qu’il a à y gagner ?
-En vérité, il ne lui reste plus rien à espérer, tout lui a déjà été pris, jusqu’à son fond d’humanité. Et quand tu t’impliques autant, tu supportes difficilement la vue du bonheur chez les autres. Alors tu le détruis. Tu comprends ?
-Oui… Non… Je sais pas trop. Il est pas en position de force, là ? Comment il pourrait perdre ? À part brûler tous les arbres, je vois pas trop…
-Brûler tous les arbres ? Ça, c’est une idée ! Je suis sûre que l’auteur n’y aura pas songé ! Ça aurait en fait épargné bien des complications aux amoureux ! »
Tandis que Valdée luttait pour sa survie, un éclair de génie germa dans l’esprit de la jeune femme à l’air meurtri. « Réfléchis, Nocturne… Le sorcier doit son immortalité à ma rose nacrée. C’est elle qui lui a permis, par l’intermédiaire des ronces, de marier son sang à la sève. Par conséquent, mon héritage est toujours le point faible de ce monstre aux écailles acérées, et tailler le bouton reviendrait à le supprimer. Cet endroit est trop bien défendu, la trouver dans les parages ne devrait pas être trop ardu. » Effectivement, quelques mètres en amont donnèrent raison à la jeune femme au teint de lune. Elle faisait dorénavant face à un véritable sanctuaire de végétation corrompue, abritant en son sein la précieuse plante tant attendue. « Voilà enfin la rose, mon souvenir, MON héritage! » Les longues tiges entremêlées de pointes s’écartèrent d’elles-mêmes pour la laisser passer, et Nocturne, cédant un court instant à l’enchantement du démon venu pour la posséder, s’empara du bouton alors qu’elle plongeait dans un état second. « Je peux tout te donner, tout te rendre, même le peuple de cendre. Prendre cette rose revient à me faire confiance, et si tu t’en saisis, aucun d’entre vous de ma main ne sera plus jamais maudit. Je détruirai le sorcier dans une éternelle agonie, et sauverai ton prince bien-aimé si le cœur t’en dit. Jure allégeance aux damnés, et tu deviendras toute-puissante et adorée. » Comment résister à d’aussi séduisantes paroles si bien ficelées ? Il s’agissait là d’un modeste prix à payer. D’une incantation, le pacte fut proclamé, et des flammes infernales emportèrent l’esprit du sorcier dans un vortex tourmenté de tortures, afin d’expier fautes et parjures.
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